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Critique de Alzie


Rivé à sa chambre pour les besoins de son oeuvre les dix dernières années de sa vie Proust ne fut jamais un grand voyageur – tout au plus lui connaît-on quelques séjours ici et là en France et deux ou trois escapades européennes dans sa jeunesse. Comme on sait qu'il se délectait à la lecture de l'annuaire des chemins de fer on peut supposer avec Rubén Gallo que le parcours des Salons parisiens dans le Paris cosmopolite de la Belle Epoque et les rencontres qu'il put y faire lui offrirent des alternatives compensatoires aux voyages que sa santé précaire lui interdisait de faire. Proust rêva sans doute d'horizons lointains qu'il n'atteindrait jamais et de mondes à explorer insoupçonnables dont La Recherche nous a donné depuis la dimension. Quatre Sud-Américains proches ou intimes de l'écrivain, installés dans la capitale, dont Rubén Gallo brosse ici le portrait, bousculent ici son image archétypale. Il s'agit de : Reynaldo Hahn son amant Vénézuélien est le premier, rencontré dans le salon de Madeleine Lemaire, d'ascendance franco-germanique musicien polyglotte talentueux itinérant ; du poète oublié José Maria de Heredia descendant de conquistadores, né à Cuba, installé en France, devenu tête de file des Parnassiens et, plus tard, premier latino à entrer à l'Académie française, dont le jeune Proust avait lu les poèmes et était l'un de ses modèles littéraires quand il le rencontra chez la princesse Mathilde. Proust devint l'ami de sa fille Marie. Gabriel de Yturri est sans doute le plus savoureux des quatre portraits. Cet argentin fantasque et scandaleux avec lequel Proust partageait le goût du pastiche et de la narration, était déjà en ménage avec l'excentrique Robert de Montesquiou (modèle de Charlus), leur couple défrayant la chronique, quand Marcel tomba amoureux de Reynaldo ; Ramon Fernandez clôt enfin cette galerie. le mexicain oublieux (c'est Dominique son fils qui retrouvera leur généalogie mexicaine) rencontré tardivement par Proust, fut l'un des premiers critiques admirateur de la Recherche. Quatre portraits détonnants assortis chacun d'une paperolle émoustillante révélant un peu plus de l'âme espagnolesque de Proust. La cohorte des personnages de son grand oeuvre, que ne purent connaître ni Gabriel de Yturri ni José-Maria de Heredia morts en 1905, dessine quant à elle, depuis 1913, les contours d'une autre géographie, littéraire et sans frontières, qui ne cesse de s'étendre. de Paris aux contrées les plus lointaines de la planète elle est parcourue par une communauté d'infatigables et amoureux lecteurs, aficionados et chercheurs dont fait naturellement partie l'universitaire mexicain Rubén Gallo.

Son humour fait mouche dès le prologue à l'évocation d'une nouvelle de José Donoso mettant en scène une bande de proustophiles décalés dans le Santiago du Chili des années cinquante de même qu'on s'amuse franchement quand il fait surgir les politesses surannées ou les modes de séduction hérités de la Recherche qui "sévissent" encore dans les coins les plus improbables du continent sud-américain où l'ont mené ses travaux de chercheur. mais, du Guadalajara de son enfance à Tucuman (Argentine) en passant par les parcs de la Havane – qui à ses dires seraient peuplés de Charlus et de Jupiens –, et de Mexico au faubourg St-Germain aujourd'hui déserté par les ducs et les duchesses, c'est toujours le monde vivant et cocasse de Proust qui nous poursuit à travers ces échos sud-américains très réjouissants. Au-delà de la dimension biographique vraiment passionnante de l'essai pour ce qu'elle apprend des échanges et des relations amicales, sentimentales, d'estime ou d'admiration, intellectuelles, musicale ou littéraire, de chacun de ces quatre personnages avec l'écrivain, c'est le rapport plus spécifique de tous à leurs origines, à la langue et à leur pays d'adoption (la France), c'est leur double appartenance et leur statut d'étranger à la Belle Epoque qui sont étroitement questionnés. Et par effet miroir le rapport de Proust à sa propre identité, juif, homosexuel, bourgeois chez les artistocrates, intrus dans son faubourg, si étranger à lui-même qu'il est en empathie singulière avec ces quatre latinos. Car malgré leur admirable faculté d'adaptation ils connurent, comme Proust, le rejet et le poids des préjugés moraux et sociaux en un temps et une époque dont la cruauté, la xénophobie, l'antisémitisme sont parfaitement documentés. C'est enfin une trace sud-américaine à travers toute l'oeuvre proustienne (écrits de jeunesse compris) que Rubén Gallo met en évidence élargissant son contexte de création à la période antérieure à celle de la Belle époque dont l'impact ne fut pas moindre sur les esprits : celui des prétentions coloniales françaises du Second Empire au Mexique et du scandale de Panama. Evénements qui eurent entre autres conséquences de donner certaine visibilité de l'immigré sud-américain en “rastaquouère”, mot dont Rubén Gallo raconte aussi la fortune littéraire. Ce Proust imperméable à tout sentiment ouvertement nationaliste, inattendu, “exotique”, à la fois artiste et parfait observateur du dehors et du dedans de la société aristocratique et bourgeoise, est aussi un investisseur qui se ruine à la bourse (voir l'excellente paperolle n°1 : Proust à la bourse de Mexico), un dessinateur qui s'amuse des élans de chauvinisme de Reynaldo et invente pour leur intimité un sabir gothico-teutonique hilarant décrypté par l'auteur pour notre plus grand plaisir. Un tropisme latino-américain de l'arpenteur du Temps perdu à découvrir si on aime Proust.

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