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Critique de batlamb


Quand Ajar s'attaque à Gary.

Face au succès imprévu de son double littéraire Émile Ajar, Romain Gary refuse de se reconnaitre comme l'auteur de romans qui lui ont permis de se réinventer loin des préjugés associés à son oeuvre et à sa personnalité. Mais les médias demandent un visage. Gary se retrouve donc pris dans un jeu pervers auquel il mêle son petit-cousin Paul Pavlowitch, prête-visage à un Ajar que Gary aurait voulu insaisissable. Or, la parenté entre les deux hommes finit par être débusquée. le pseudo « Ajar » est-il donc bien celui de l'homme que l'on croit ? Dans ce contexte, le troisième roman d'Ajar cherche à brouiller les pistes en mettant en scène la lutte émancipatrice de Pavlowitch face à son tonton diabolique, qu'il accable de moqueries et de calomnies, accusant le pseudo humaniste fana d'éléphants d'être un vrai cynique carburant aux cigares. C'est l'affrontement entre les deux auteurs... qui n'en font qu'un. En faisant mine de recevoir les coups de son complice, Gary s'en prend en secret à lui-même, à son propre visage officiel.

Ce trouble dissociatif et l'angoisse d'être percé à jour créent ici un délire hallucinatoire. Pas étonnant que le roman soit placé sous le patronage d'Henri Michaux (auteur qui aurait lui aussi voulu garder un visage inconnu). Sous les traits de jeune homme de son personnage incarné par Paul Pavlowitch, Gary réinvente sa propre « panique d'un être jeune face à la vie devant lui », telle qu'il l'avait violemment décrite dans son tout premier roman (trop scabreux pour être publié de son vivant) « le vin des morts ». On en retrouve certains passages et motifs, notamment les « flics » grouillants et protéiformes, signes du conformisme que Gary exècre par-dessus tout.

Le Ajar-Pavlowitch fantasmé par Gary fait face à une multitude de figures autoritaires qui voudraient lui faire vivre une vie d'auteur bien rangé, une machine à « chefs d'oeuvre » qui permettent de fermer les yeux de contentement face à la souffrance et la médiocrité. Psychiatres, éditeurs, flics, dictateurs, ces figures mi réelles mi fantasmatiques paradent, attribuent des noms, des rôles. L'anarchiste Ajar se rebelle contre tout cela. Y compris contre les noms et même contre le langage qu'il court-circuite à coups de paradoxes, flottements onomastiques, leitmotivs exotiques (notamment une fixation sur Pinochet) et autres excentricités syntaxiques. Ajar ne veut « aucun rapport avec le contexte ». À force de rapports, on pourrait penser qu'il est en relation avec l'espèce humaine, donc avec Pinochet et pire encore avec Gary. Ici (et peut-être dans l'absolu ? qu'en pensez-vous chers pseudos ?), l'angoisse du pseudo, c'est de correspondre à une réalité qui est elle-même pseudo. Il accuse la vie humaine de s'être confondue avec le néant, de n'être rien de plus qu'une mystification dépourvue de valeurs, un jeu de rôles et de dupes où le jeu du romancier vient finalement rétablir une forme d'authenticité paradoxale, dans l'espoir que l'on cesse un jour de jouer à « pseudo-pseudo ». le mentir-vrai de la fiction Ajar s'érige contre les « vérités » mensongères.

« Je savais que j'étais fictif et j'ai donc pensé que j'étais peut-être doué pour la fiction. »

Le paradoxe s'affirme ainsi encore une fois comme la forme littéraire par excellence selon Romain Gary. On l'observe se débattre et se contredire dans ce jeu fictionnel, ce jeu qui est un autre, et où l'identité se perd vers l'espoir de se retrouver, de naître grâce à lui (Ajar), donc malgré lui (Gary), voire vice versa car on ne sait plus qui de Ajar ou Gary a enfanté l'autre.

« Nous sommes tous des enfants qu'on nous a fait dans le dos. »

Ajar, c'est en tout cas une revanche et une promesse du soi face au moi. L'irréductible, l'insaisissable, le monstrueux, le python qui fait des noeuds et qui se mord la queue. L'espoir de ne pas se laisser enfermer dans une identité (« une gueule », comme dira plus tard Gary en citant Gombrowicz). Et à coups d'angoisse, de délire et de pseudos Ajar casse la gueule autosatisfaite de Gary.
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