Citations sur Le merle bleu (11)
Ils regardaient la vie comme on feuillette un livre d'images, avec des ravissements d'enfance. Mais ils vivaient la leur avec frugalité et pingrerie. Ainsi n'invitaient-ils jamais personne à partager leurs repas. Ils s'en excusaient en disant : "Vous savez, nous, nous picorons." Ce qui prêtait à sourire. La minceur presque maladive de M. René était comme une preuve de son ascétisme. Plutôt bien plantée sur ses mollets de scoute que battaient invariablement des kilts sombres aux dominantes bleues ou vertes, Mme René, plus ronde et surtout plus musclée, ne parvenait pas à contrebalancer l'image famélique qu'offrait son mari. Les René mangeaient mal en privé et bien en société. Certains observaient sans aménité qu'ils faisaient dans un cas des économies et dans l'autre des réserves.
Plus tard, lorsque l'histoire des René et de leur drôle d'oiseau défraierait la chronique d' Uzès, ces gens qui lui avaient souri diraient à l'unisson qu'ils avaient bien vu, eux, que ce jeune étranger - ils diraient : cet émigré de merde qui vient manger le pain des Français, ce putain de métèque - était un escroc-né, un menteur comme tous les gens de sa race. Ils diraient aussi qu'il avait manoeuvré comme un fou, inventé des stratagèmes pour se rapprocher d'eux et devenir indispensable.
Depuis qu'elle a pris connaissance de l'article rédigé et expédié par Alain Rachet, Mme Clô ne parle à nouveau presque plus. Ce n'est pas là le signe d'une tristesse, d'une protestation, d'une démission. Elle se tait parce qu'il est des situations où parler est superflu. J'ai appris en l'observant qu'on peut devenir muet de bonheur, de sérénité retrouvée. Muet de se savoir encore aimée.
Les oiseaux! Ils avaient été toute leur vie. Ils leur avaient tenu lieu de famille, d'enfants, d'amis. Quand, autour d'eux, des couples de leur âge partaient à travers la France vacancière pour rejoindre leurs vieux parents, leurs petits-enfants ou simplement des lieux où ils passeraient entre amis ces jours si longs de l'été, eux compulsaient leurs fichiers et décidaient d'aller surprendre la migration prénuptiale précoce des courlis cendrés dans les salins d'Aigues-Mortes ou de guetter le vol majestueux des faucons pèlerins qui planent en solitaire au-dessus des gorges escarpées du Tarn.
Bien sûr, ils auraient pu l'inviter à partager ce repas éthéré, mais elle avait si peu l'habitude de cuisiner pour trois. En réalité, cela ne lui était plus arrivé depuis... Elle compte. Elle recompte. Comment est-ce possible? Trente-cinq ans! Il y a trente-cinq ans, au bas mot, qu'elle n'a pas convié quelqu'un à leur table. Comme le temps passe... Pourtant, quand elle y repense, il lui semble que c'était hier qu'elle accueillait de vagues cousins, un couple, dont le mari avait de l'influence dans les milieux scientifiques et pourrait être utile à son cher René.
On apprendrait ainsi qu'il était écrivain. ..
On demande à visiter l'atelier d'un peintre, on prie un musicien de jouer quelques notes, un air sur le piano du salon. On ne demande pas à un écrivain de montrer ses brouillons. Au pire, on peut le prier de raconter une histoire.
Et, là, Alain Rachet n'était pas inquiet.
Il tombe des nues. Quelqu'un chez eux? Mis à part la femme de ménage, le médecin et, parfois, le plombier, il n'entre jamais personne ici à moins d'avoir été annoncé, plusieurs jours auparavant, par téléphone ou par lettre. En outre, il n'a même pas entendu sonner. Se serait-il endormi sans le savoir? se demande-t-il en cherchant à toute vitesse dans sa tête qui peut bien être le visiteur digne d'être ainsi convié.
Pour Alain,il était plus important d'être que d'avoir.
Alain, sans doute, pour détendre l'atmosphère, leur avait raconté l'histoire d'un autre vieux couple très uni dont le mari, nonagénaire, disait tristement : "Lorsque l'un de nous deux sera mort, je ne sais pas ce que je vais devenir." Ils avaient ri comme des collégiens.
En partie parce qu'elle sait qu'au-delà d'une certaine limite d'âge qu'elle frôle déjà, son ticket de terrienne ne sera plus valable. Idem pour René. Jamais elle n'a envisagé de lui survivre. Pas plus qu'il n'a imaginé finir ses jours sans elle. Il serait faux de penser qu'ils sont victimes du complexe de Philémon et Baucis. Il leur est simplement impensable de vivre à demi. Il y a si longtemps qu'ils ne forment plus qu'un.