La mère m'avait souvent assuré que le poids du corps des expulsés doublait pendant la chute au seuil de l'Édifice, que cette lourdeur de la chair implosait immédiatement au cerveau en accès de folie.
on avait déterminé que l'inconnu inconnaissable était une singularité.
Mon nouvel oeil se posait partout avec une attention d’une profondeur affolante. S’enfonçant sous chair, sous béton, pour s’ouvrir sur quelque chose d’imperceptible. Quelque chose qui augmentait les palpitations du coeur. Qui imposait le silence en tête. Quelque chose qui semblait m’observer
en retour. Avec la même attention.
Ce jour-là, je me suis avancé à la limite de mon siège, le corps en suspens au-dessus du béton, et j’ai précisé d’une voix si grave qu’elle semblait surgir directement du ventre :
Je ne comprends pas pourquoi je devrais continuer.
Continuer quoi, au juste ? a demandé la mère.
Continuer tout, à patienter, à faire répétitions jusqu’à putréfaction, ai-je murmuré.
Je me repliais sur moi-même, à comprimer mon corps jusqu'à n'être plus qu'un point de suspension qui oscillait contre le béton
J'ai souhaité que ma chair durcisse jusqu'à ne plus trembler du tout. Que mon cerveau épaississe jusqu'à ce que les idées s'y fossilisent, cerveau silence. J'ai imité le mur, immobilité totale, respiration minimale.
Moi, je n'avais ni envie de faire, ni envie de ne pas faire. Le pourquoi avait tout désaxé. Tout ce qui était implanté en moi, les méthodes, les obligations, le programme même du corps, son automatisme à respirer.
Je perdais le souffle.
J'avais donc conclu que nous étions tous orphelins d'un monde qui s'était dissous en énigme à travers la succession de nos naissances silencieuses sous béton.
Ce jour-là pourtant, la question a semblé radicalement différente. Car sans avoir bougé du tout, sans que rien de nouveau ne soit venu perturber quoi que ce soit, subitement je me suis senti déplacé. Comme si je venais de basculer par-delà le regard automatique que je balayais d’ordinaire sur mon environnement, du réveil au sommeil. […]
Car ce n’était pas un pourquoi posé sur le pied fixe du père ou l’œil flou de la mère. C’était un pourquoi sans point de repère. Un pourquoi vertige.
Comme si l’Univers entier venait de se désaxer.
La mère parlait parfois de liberté. Pour s’assurer que je n’avais aucune idée similaire en tête. […]
Elle m’expliquait qu’à une certaine époque la liberté avait été envisagée comme l’aboutissement de l’évolution, le pourquoi des labeurs de l’espèce depuis son apparition.
Et la mère pleurait alors en silence.