La jeune fille avait du courage: elle marcha toute la nuit parmi les ombres affolantes, sans entendre les chiens (ou les engagés qui empruntent la forme des chiens, courent la campagne, volent, effrayent, s'amusent d'autrui), sans entendre le bruit multiplié de sa propre marche dans la splendeur noire, sans rien entendre qu'en son cœur un silence encore étonné, un silence qui avait pris corps et qui était maintenant l'âme sans âme de sa chair. C'était une fixité étrange dans la nuit..
Et ainsi le nœud était défait, le langage libéré. Il y eut un discours devant la mairie : tu avais trop couru, trop crié, tu étais trop emporté pour bien suivre le sens des mots. Les mots sont à la surface, ils témoignent pour le chant et la danse et le rythme éternels. Les mots sont nécessaires. Il faut les entendre. Mais il y a des moments où il n'est pas urgent de les écouter. Leur écho seulement, leur présence concrète seulement ; et ils réveillent le fond. Ils peuvent conclure : alors la conclusion n'est pas de logique froide, mais d'apaisement chaleureux.
Mais ceci n'est pas un conte. Car un homme peut toujours et partout sacrifier sa vie ou la risquer ; mais il n'y a nulle part ailleurs pour un homme une couleur comme celle-là sur toute la terre autour de lui répandue ; et tout homme est créé pour dire la vérité de sa terre, et il en est pour la dire avec les mots, il en est pour la dire avec du sang, et d'autres dans la vraie grandeur (qui est de vivre avec la terre, patiemment, et de la conquérir comme une amante) ; et si un homme raconte un peu de sa terre (s'il essaie, et peut-être va-t-il tomber contre un haut mur flamboyant où toute parole se consume ?), on ne peut pas dire que c'est là un conte, non, même si cet homme parle de rêves imprécis qui, peu à peu, s'arrangent avec le réel sombre ; tout de même que si un homme dit qu'il a vu des récoltes fleurir dans le sol, on ne peut dire que c'est un conte : pour la raison que la terre parle à chacun, comme un oreiller à l'oreille qui est dessus ; et si un homme dit qu'il a vu ceci ou cela, nul ne peut le contredire, à la condition que ceci ou cela soit dans la terre, enfoncé au plus profond de son entraille, comme un rêve qui est le miroir du fond de la terre, un rêve avec des racines en vrille dans la terre, et non pas un rêve en fumée, même pas né de la torche du dernier flambeau.
Et l'enfant que j'étais et l'homme que je suis ont ceci en commun : de confondre le conte et l'histoire ; c'est parce que les flambeaux n'ont pas encore fini de brûler, que le cercle de la nuit est encore là, autour de la voix ! Mais déjà des lueurs ont paru sur les Pitons, et il semble qu'un autre matin donnera poids au rêve, saluera la terre noire, profonde, connue ! Et ainsi les oeuvres seront réconciliées...
Alors, loin dans la perspective de l'allée prisonnière, Thaël vit grandir un point, une silhouette, une flamme, la jeune fille à la maison de feu. Et ils allaient avec rigueur à la rencontre l'un de l'autre, sans rien qui puisse les séparer : sous la garde des cannes, et dans le ciel plat. Il vit venir vers lui, du fond du délire vert, Valérie. Elle riait déjà, le voyant hésiter ; mais elle marchait au beau milieu du sentier, si bien qu'il ne pourrait ni à droite ni à gauche passer sans l'effleurer au moins. Puis elle s'arrêta : on n'entendait que les cannes, le vent dans leurs feuilles, les pointes sèches qui craquaient sous le soleil. Elle s'arrêta, droite immensément ; et il sut que c'était elle - (Mathieu. Mathieu !) Mais elle riait encore, et sur tout le délire, sur la prison de bruits, sur les flèches des cannes mûres, sur la récolte future et sur le vent chaud, il y avait cette splendeur nouvelle, sans pitié ni faiblesse, brûlante et pure pour eux seuls.