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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Ce potage aurait été assez bon
Si le cuisinier n'était pas un..."
(p. 70)

Ah, trêve de métaphores culinaires ! Je ne fais pas, bien sûr, allusion à Witold Gombrowicz, mais à Philippe, cuisinier de la comtesse Fritouille, celui-même qui prépare un excellent chou-fleur lors de dîners mondains philosophico-lyrico-végétariens organisés une fois par mois chez ladite comtesse. C'est un grand honneur d'y être convié, mais si le sang bleu ne coule pas dans vos veines, toute la finesse de vos manières ne vous servira à rien, au contraire... Vous allez même remarquer deux, trois choses étranges, comme si tout ce petit monde décadent vêtu de dentelles jaunies avait des secrets bien à lui.
Ceci dit, Gombrowicz a aussi ses secrets, et j'ai presque l'impression que ses livres sont accompagnés d'une mystérieuse malédiction, que ce soient "Les Envoûtés" ou ce recueil de trois nouvelles : je m'en délecte vraiment pendant la lecture, mais une fois l'ouvrage refermé, je n'ai pas la moindre idée ce que je pourrais en dire.

Dans "L'art du roman", Milan Kundera parle de cet auteur polonais avec beaucoup d'estime : Gombrowizc fait partie d'une poignée d'auteurs qui ont su perpétuer l'héritage du roman européen, tout en lui apportant la modernité et l'originalité nécessaires pour les faire sortir du lot. Je vois aussi en quoi il peut être considéré comme un précurseur du drame absurde. Mais seuls "Les Envoûtés" ne sont sans doute pas suffisants pour se faire une image juste de Gombrowicz-auteur. Lui-même concède avoir écrit ce roman uniquement pour de l'argent, et pour prouver que même un écrivain "sérieux" de sa trempe peut écrire un livre qui enchantera "les petites bonnes et les chauffeurs de taxis". "Les Envoûtés" sont donc un jeu littéraire d'un "mauvais goût" délibéré, qui rend hommage aux romans gothiques du 19ème tout en les parodiant ; quelque chose que le Tchèque Josef Váchal a réussi à mener au paroxysme dans son "Roman Sanglant". Et "Le festin chez la comtesse Fritouille" m'a fait pratiquement le même effet, car on y trouve encore une fois ce mélange hardi d'absurde, de grotesque, d'épouvantable et de psychologique.

Au premier regard, tout ceci ne semble pas voler bien haut et à vrai dire, on comprend à peine ce qui se passe vraiment. Mais Witold est un rusé renard, et il nous a en réalité concocté trois petites merveilles dont la force consiste dans une gradation progressive et très machiavélique. Ce qui commence comme une histoire réaliste et ordinaire va se mettre à rouler comme une boule de neige qui va ramasser au passage toutes sortes de saletés et de bizarreries, et à la fin elle va éclater en libérant dans l'air pur une indéfinissable odeur d'oeuf pourri. Odeur un peu théâtrale, certes, mais pour mes goûts littéraires de "petite bonne" c'est tout à fait réjouissant.

Qu'avons nous donc dans ce petit Folio à 2 euros ?
"Meurtre avec préméditation" a un léger sous-ton kafkaïen, sauf que ce n'est pas une histoire de K. mais de H., un juge d'instruction invité chez un riche client pour régler une affaire d'héritage. Malheureusement, celui-ci vient juste de décéder - d'une mort on ne peut plus naturelle - et H. est accueilli par une famille en deuil. Cette mort et ce deuil ont un côté tellement banal que cela semble suspect au juge : il doit s'agir d'un meurtre... il ne reste plus qu'à démasquer, coûte que coûte, le meurtrier !
"Le festin chez la comtesse Fritouille" flotte quelque part entre une satire sur l'ancienne noblesse polonaise, un récit totalement burlesque et une histoire de cannibalisme, à vous de voir.
Et dans "Virginité", vous allez enfin apprendre pourquoi les jeunes vierges se sentent obligées de sourire même quand on leur jette des pierres, tout en fantasmant sur des choses qui n'ont rien à voir avec l'image qu'on se fait d'elles.
Un peu comme chez Kafka (même si la parenté entre les deux est assez lointaine) on peut interpréter ces histoires comme bon nous semble, au premier degré ou comme métaphores psychanalysables, ce qui les rend d'autant plus intrigantes. Mais il serait probablement inutile d'y chercher une quelconque morale.

Comment noter cet invraisemblable festin polonais ? En quelque sorte, ce menu livret a changé ma vie, car je ne verrai plus jamais le chou-fleur ni les vierges du même oeil, ce qui mérite d'être pris en considération. Donc 4/5, ou, pour ceux qui préfèrent tout compliquer comme maître Gombrowicz, 266,64/333,3.
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