La Sibérie n'a pas connu le joug du servage, mais a goûté à celui des fonctionnaires, encore pis, sans doute.
Constatant, d’une manière générale, le mode de vie sobre et purement monastique de Monseigneur, je m’étonnais, par-devers moi bien entendu, de le rencontrer aux déjeuners auxquels il m’arrivait moi-même d’être convié. C’était comme s’il avait deviné mes pensées, et un jour il m’a fait cette remarque d’un air songeur : - (…) Dès l’instant que nous avons accepté une fois une invitation chez l’un d’entre eux, ne serait-ce que pour la fête du maître de maison, au nom de quoi la refuserais-je à un autre ?... Je vais donc bon gré mal gré chez tout le monde ; mais partout on me sert mes plats monastiques. J’arrive, je bénis la table, j’écoute les chanteurs, je touche à peine aux victuailles et je m’en vais en offrant à la compagnie le loisir de terminer le déjeuner à sa guise. L’archevêque a alors éclaté d’un rire plein de bonhomie.
La « mémoire du cœur » est donc chez moi plus forte que la « raison de la mémoire triste ». Eh bien, j’espère que c’est une bonne chose ! À quoi bon se souvenir des noms quand devant moi est exposée une galerie entière de visages pleins de vie, comme si je les regardais et que tous en faisaient autant ? J’ai omis de dire que j’ai retrouvé là mes compagnons de voyage de frégate. Ils se hâtaient de partir avant que le fleuve ne soit pris par les glaces. Ils m’ont fait preuve à tous propos, et hors de propos, de la même cordialité et de la même hospitalité…