- Promets-moi de ne pas faire de plaisanteries aussi déplorables à Almack, poursuivit sa tante .
- Promis, assura docilement Helen.
Toutefois, elle ne put s'empêcher d'ajouter:
- Peut-être devrais-je cesser de parler jusqu'à mon mariage .
Il est parfois impossible de choisir pour le mieux. Il faut simplement choisir.
- Vous ne vous êtes pas défendu, chuchota-t-elle.
Elle vit qu'il partageait son trouble. Il inclina la tête vers sa bouche, et elle sentit sur sa joue son souffle tiède quand il répondit :
- Non, je ne me suis pas défendu.
Elle leva la tête. Sa bouche était maintenant si proche qu 'elle eut l'impression, en sentant le souffle du comte s'accélérer, que c'était son propre souffle.
- Pourquoi, Demanda-t-elle. J'aurais pu vous tuer.
Il se pencha encore et elle ne vit plus que son visage – la fossette de son menton, la courbe de sa lèvre inférieur, une tache de sang.
En vacillant en avant, elle sentirait sa bouche sur la sienne.
- Non, dit-il. C'est moi qui aurait pu vous tuer.
« Helen ploya son genou gauche et fit sa révérence, la tête baissée. Ses gestes étaient aisés, sans rien de vacillant. Elle respira – tante Leonore serait contente. Sous ses yeux, la main gantée de la souveraine était crispée sur l’accoudoir sculpté. Dans un bruissement de soie bleue, elle vit s’approcher le corsage cousu d’étoiles d’or et parsemé de diamants de Sa Majesté qui se penchait pour lui donner le baiser royal. Helen leva son visage vers un suave parfum de girofle et l’éclat de diamants brillant sur une peau tachée par la vieillesse. Puis elle sentit des lèvres desséchées se poser doucement sur son front.
- Vous êtes la fille de la comtesse de Hayden ? demanda Sa Majesté d’une voix si basse que Helen ne sentit guère qu’une haleine tiède sur sa peau.
Elle avait donc posé la question fatale. Helen sentit sa gorge se serrer et n’eut que la force de hocher la tête.
- Mon enfant, ne croyez pas tout ce qu’on dit de votre mère »
Si jamais tu veux te marier, tu dois apprendre que l'obéissance est la pierre angulaire de la féminité .
En 1810, le roi d'Angleterre Georges III sombra dans une folie mélancolique dont il ne se remit jamais.
En 1811, son fils, le prince de Galles, un gros homme frivole de quarante-neuf ans, fut proclamé régent et chargé de gouverner un pays en guerre et en proie à une grave récession. Le nouveau prince régent, qu'on appelait généralement "Prinny", donna aussitôt une fête somptueuse pour plus de deux mille membres de la haute société, annonçant ainsi ce que serait sa régence : neuf années de dépenses vertigineuses et de scandales incessants sous la menace permanente des émeutes et de la révolution.
En 1812, cela faisait un an que Prinny était régent. L'Angleterre voyait se profiler une guerre avec les États-Unis alors qu'elle entrait dans sa dixième année de lutte presque ininterrompue avec la France et son empereur, Napoléon Bonaparte. Cependant, on ignorait dans tous ces pays qu'une autre guerre était en cours : un combat secret qui avait commencé voilà plusieurs siècles contre une horde de créatures démoniaques sévissant au grand jour à l'insu de tous dans les villes et les villages du monde entier. Seul un petit groupe d'initiés s'opposait a ces adversaires innombrables et aux ravages insidieux qu'ils faisaient chez les êtres humains.
Londres, aux derniers jours d'avril 1812. L'agitation sociale était à son comble, on se battait avec férocité sur le continent et la toute jeune nation américaine semblait prête a passer à l'attaque. Ce fut également ce mois d'avril que la reine Charlotte choisit, après deux ans d'interruption, pour reprendre les cérémonies de présentation à la cour des jeunes filles de l'aristocratie. Encore un champ de bataille, mais d'un autre genre.
- Comment vas-tu t'habiller ? reprit sa tante d'un air songeur. La robe de soie bordeaux conviendrait peut-être. Sombre, comme l'exigent les circonstances, mais pas trop. Les deuils publics posent tellement de problèmes, au printemps.
Helen ne put s'empêcher de demander :
- C'est encore pire en été, vous ne trouvez pas ?
- Tout à fait, approuva tante Leonore. On n'a pas envie d'avoir du chagrin en été.
- Une domesticité bien tenue exige que la maîtresse de maison se montre vigilante mais n'intervienne jamais directement (...) .
Elle venait d'arriver au passage où l'auteur déclarait qu'une femme avait le devoir d'être décorative , mais uniquement afin de rehausser la beauté d'une âme vertueuse .
Elle pressa son visage trempé de larmes sur le sien, sa bouche sur le sang et la sueur maculant la joue du comte. Il agita la tête en haletant de douleur, en effleurant des lèvres sa gorge, sa mâchoire. Ses lèvres. L'espace d'un instant, elle se figea - un réflexe - puis elle se plongea dans la saveur de sel et de brandy de cette bouche, mêlant son souffle affolé au sien.
Un flot d'énergie jaillit entre eux, mit à nu le moindre de leurs nerfs avant d'exploser en une souffrance qui était comme une extase étrange et déchirante.