Au début, ce sera difficile, très difficile. Tu auras l'impression que tu ne sais plus marcher, plus parler non plus. Les premiers temps, tu seras paralysée. Un pied et puis l'autre. Tu marcheras jusqu'au Pont-Neuf. Et petit à petit tu rallongeras tes promenades, la rue de Buci, Saint-Sulpice, la rue du Regard. Et retour. Ce seront tes victoires. Tu devras apprendre à être Jeanne sans mère. Apprendre aussi à ne plus prononcer ce mot, maman. Deux syllabes si bêtes quand elles sont là, tout près. Deux syllabes interdites, comme ça, en moins de temps qu'il n'en faut pour mourir. Il faudra que tu découvres un nouvel alphabet. Tu t'apercevras qu'en te servant de l'ancien, personne ne te comprendra plus. Pour les gens que tu aimais et qui t'aimaient, tu ne seras plus que Jeanne qui a perdu sa mère. Ce deuil sera ta particule. Impossible à cacher. Moi je sais que tu apprendras.
Chère sainte Rita,
Merci pour tout. Merci pour ton silence, merci pour ton indifférence, merci pour ceux qui jusqu'au dernier moment ont espéré. Merci pour les cheveux, merci pour le sein. Merci pour sa vie foutue.
Jeanne.
PS : Si tu croises mon père, dis-lui de se raser, sa femme arrive.
Je n'ai plus peur. J'ai passé des nuits à trembler, terrifiée par l'idée du cercueil. Et puis là, je me dis que je suis mon propre cercueil avec cette maladie qui me grignote, me bouffe et m'aspire. Alors ce sera plus confortable ! Tu vois, j'ai tout aimé dans cette vie. Même le malheur qui me prouvait jour après jour que j'étais encore vivante.
Un sourire n'est jamais encombrant. Il est nécessaire, vital.
Nous ne resterons à Nice que trois jours, mais ma mère a pris une grosse valise. Une valise qui lui permet d'attendre le printemps et même de ne pas rentrer. Elle sait peut être, elle sait sûrement qu'au prochain voyage, elle sera sans bagages.
J'apprécie la vie que ma femme a tissée pour nous. Elle s'est effacée devant les enfants, devant ma carrière. Elle s'est effacée pour nous donner plus de place encore.
Elle aspirait à une vie de bonheur, je n'étais capable que de lui offrir des instants de plaisir.
Elle somnole de temps en temps. Un peu comme si elle tentait la mort.
Je ne pense qu'à ma mère, à sa vie de douleur. Je sais que la parenthèse se referme sur nous comme un piège relié à une bombe à retardement. Je visualise le demi-cercle qui dessine la fin de la parenthèse. Il se rapproche dangereusement de celui qui l'ouvre.
Va reconstruire ta vie quand tu te réveilles en ayant joui grâce à une main enterrée dont tu sais qu'elle est devenue poussière!