Citations sur Le fabuleux départ en Laponie de la famille Zoiseaux (9)
On peut dire que je ne sers pas à grand-chose. Cela me va. Les pigeons servent-ils à quelque chose ? Leur vol circulaire dans l'air chaud de l'été sert-il quelque chose ? Probablement pas. Cela semble convenir aux pigeons. Il sert au plaisir que je prends à les voir tourner, libres et légers. Ce plaisir vaut de l'or, qui ne se met pas en banque mais dans une petite cachette, au fond du cœur.
Le monde des hommes ne me disait rien qui vaille.
J’aime énormément mes enfants, Jérémie et Cloé. Je veux qu’ils volent. Je veux qu’ils s’envolent. Je veux qu’ils soient heureux. Mais le bonheur des enfants n’est pas du seul fait des parents. Il y a le reste du monde. Il y a la vie. J’ai terriblement peur qu’il leur arrive malheur, et le malheur je n’en veux plus. Plus jamais.
Souvent, je les regarde voler. Ils tournent au-dessus de la maison, s’éloignent, disparaissent dans le ciel, puis reviennent se poser sur le toit du pigeonnier. J’aime leur fidélité à leur nichoir. Comme je suis fidèle à ma maison, à Juliette, à mes deux enfants. Ils pourraient fuir mais ne le font pas. Où iraient-ils ? En Afrique ? Y a-t-il des pigeons en Afrique ? Y a-t-il des rouges-gorges au Mali ? Au fond, nous ne savons pas grand-chose de la vie. Sauf que nous marchons. Que les oiseaux volent. Que les poissons nagent. Y a-t-il des truites au Kenya ? des moineaux dans les rues de Bangui ?
Je n’étais fait pour rien de précis. Pour tout, pour rien, au final, c’est égal. J’aurais pu être facteur. Le chien du facteur. Une grappe de raisin. Le son d’une cloche. La pluie. Non. On ne peut pas être la pluie. Tout au plus, quelques gouttes. Avec de la chance, je serais tombé pile sur les cheveux de Juliette, un jour d’automne, alors qu’elle sortait sentir l’air devant sa maison. Je me serais glissé dans sa chevelure jusqu’à sa peau. J’aurais été une goutte de pluie sur la peau de Juliette pour quelques instants seulement. Ces secondes de béatitude me conviennent. Le temps ne compte pas.
Une fois par semaine, le directeur passe, nous faisons le point. Un monsieur très gentil. Qui a l'air de s'en fiche un peu. Comme je m'en fiche.
Le vol des oiseaux me fait tourner la tête. Enfant, je ressentais déjà ce tournis, et je découvrirais plus tard qu’on peut obtenir de semblables sensations avec un peu d’alcool, ou lorsqu’on vous soigne une écorchure à l’éther. La tête devient molle et s’évapore. Le cerveau s’envole. Mes pensées s’accrochent aux plumes des oiseaux et filent avec eux par-dessus les campagnes, très loin, par-dessus les montagnes et les villes, comme le petit Nils Holgersson voyage assis sur le cou d’une oie sauvage.
J’aimerais pouvoir voler. Mais je crois que tout le monde aimerait ça. Je n’irais pas jusqu’à faire le tour du monde, comme les grues ou les oies bernaches, mais j’aimerais pouvoir faire certains petits trajets.
Nous nous sommes mariés tôt, à l’âge de vingt ans. Je n’ai jamais aimé qu’elle. C’est la femme de ma vie. Nous nous sommes rencontrés au bal du 14 Juillet, à Sens, il y a juste dix ans. La buvette. Les flonflons. Tout ce charme désuet que j’aime. Elle portait ses cheveux noués en longue natte. Une robe indienne. J’en suis tombé immédiatement follement amoureux. Nous ne nous sommes plus jamais quittés.