Ma solitude a pris alors un tour radical, comme si j’étais la seule rescapée d’un cataclysme. C’est à ce moment-là que j’ai cessé de guetter les bruits, de fixer le chemin, c’est à ce moment-là que l’espoir d’un secours m’a quittée.
Il était neuf heures du soir, Wilfred ne viendrait plus. Je n’aurais pu dire pourquoi cette certitude se glissait en moi comme un serpent froid entre mes omoplates. Seulement que je savais que mon salut ne passerait plus par lui ; une évidence monstrueuse qui ne me révoltait même pas.
Wilfred ne viendrait plus.
Dans sa main, il tenait l'ouvrage qu'il devait me prêter et ses longs doigts palpaient la couverture, s'introduisaient parmi les pages ou le claquaient sur sa cuisse. Tout en ne perdant pas un mot de ses explications, je suivais le jeu de ses doigts sur le livre, et ce jeu me troublait comme celui de doigts sur un corps ; leur agilité, leur autorité, leur grâce, les détachaient de sa personne pour devenir aussi autonomes qu'un être à part entière auquel j'aurais voulu être livrée moi-même.
(p. 44-45)
Je ne m'attarderai pas sur les semaines que j'ai passées à mon retour [...] dans une maison de rééducation de la banlieue parisienne.
A vingt ans, j'y ai fait l'apprentissage des futures délices de la maison de retraite. Les pensionnaires de cet établissement, sans avoir pour autant tous les cheveux bancs, y traînaient soit leurs douleurs, soit leur tristesse, parfois même leur agressivité.
J'y ai vécu dans une banlieue non seulement de la capitale, mais aussi de la vie.
(p. 81)
J'ai remis au lendemain l'explication que nous n'aurions pas. Puis j'ai ployé sous une vague de désir tremblant qui m'a fermé les yeux.
Car mon désir pour Wilfred, contrairement à ceux que j'avais connus auparavant, était un désir poignant où se mêlaient l'appel de mon corps et un attendrissement mélancolique, plus puissant, plus voluptueux qu'aucun autre.
Plus tard, tandis qu'il plongeait à mes côtés dans un sommeil épais, je me suis collée contre son dos, humant l'odeur de foin de sa nuque, mes bras noués autour de sa taille, et ne souhaitant rien d'autre que sa présence auprès de moi.
Le monde avait retrouvé sa densité, sa bienveillance ; je ne voulais plus penser, seulement savourer la fin de la terrible peur que j'avais eue de le perdre.
(p. 55)
J'ai baissé mes yeux sur ma cheville à laquelle je ne pensais plus. J'étais et je resterais la boiteuse. Mais le temps où je ne l'étais pas encore se brouillait maintenant dans ma mémoire, tout mêlé à une époque, sur le fond, plus triste que l'actuelle. J'avais aimé, intacte, un garçon incapable de m'aimer. Aujourd'hui j'étais aimée d'un garçon qui m'aimait telle que j'étais.