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Critique de Cricri124


Vertigineux ! Un livre à lire au moins une fois dans sa vie. Au moins … Il est tellement foisonnant et bouillonnant qu'une relecture apporterait, j'en suis persuadée, un plaisir égal et un regard encore plus incisif. Si ce livre avait pu paraître en 1960, du vivant de l'auteur, il aurait déclenché une gigantesque déflagration. Encore aujourd'hui, il n'a rien perdu de sa force.

Ce qui est frappant par rapport au premier volet (Pour une juste cause), c'est qu'il s'agit pour ainsi dire d'un miroir inversé : alors que dans le premier volet, l'élan patriotique, l'espoir, le triomphe de la liberté s'amplifient à mesure que l'armée russe recule, dans Vie et Destin, c'est au contraire les doutes et les désillusions qui s'intensifient à mesure que l'armée russe progresse ; l'armée ou le Parti…

A travers une multitude de personnages, l'auteur s'interroge et interroge sur ces formes d'Etat-parti qui étouffent la liberté pour assoir leur emprise. La convergence qu'il établit entre les régimes nazi et communiste est admirablement amenée ; les mécanismes de la délation, de la terreur, de la soumission sont également évoqués avec une effrayante acuité.

Mais c'est aussi et surtout une aventure humaine qui grouille de points de vue, d'aspirations différentes. Elle raconte des hommes, des femmes, des enfants de toutes les classes sociales, dans des camps allemands et russes, dans des villages et des villes, des soldats, des colonels, des membres du comité, des civils, sur le front ou à l'arrière, des bolchéviques, des tchékistes, des léninistes, des anciens propriétaires terriens, des Allemands, des Russes, des Juifs, des Ukrainiens, des Tatars, des Kalmouks, des personnes ayant la confiance du parti et d'autres ne l'ayant pas etc. jusqu'à ce passage hallucinant sur le regard d'un gamin dans une chambre à gaz. J'en ai encore des frissons ! Elle raconte la vie qui continue envers et contre tout avec ses joies et ses souffrances. Cette diversité de regards apporte selon moi une force incommensurable à ce livre.

Si Vie et Destin est souvent comparé à La Guerre et la Paix de Tolstoï – Et pour cause : il s'agit là aussi d'une fresque historique à hauteur d'hommes mettant en scène une famille et ses nombreuses ramifications autour de batailles emblématiques (la campagne de Russie de 1812 pour l'un, Stalingrad pour l'autre), mêlant personnages fictifs et réels et considérations philosophiques – j'ai plutôt eu le sentiment que Vassili Grossman se revendiquait davantage de Tchekhov. (Il va me falloir le lire !)

Ainsi quand, Madiarov, l'un des personnages de Vie et destin, s'exclame « La voie de Tchekhov, c'était la voie de la liberté. […] Tchekhov a fait entrer dans nos consciences toute la Russie dans son énormité ; des hommes de toutes les classes, de toutes les couches sociales, de tous les âges… Mais ce n'est pas tout ! Il a introduit ces millions de gens en démocrate, comprenez-vous, en démocrate russe. Il a dit, comme personne ne l'a fait avant lui, pas même Tolstoï, il a dit que nous sommes avant tout des êtres humains ; comprenez-vous : des êtres humains ! », c'est selon moi précisément l'intention de Vassili Grossman : dire simplement, sincèrement les êtres humains.

Mais, d'après moi, ce qu'il montre aussi, c'est que les hommes ne changent pas. Ce sont les circonstances qui, elles, changent et exhortent ce qu'ils avaient déjà en eux. Strum est sans doute l'un des personnages qui va le plus se révéler à lui-même et je me suis demandé, vu les similitudes avec le parcours de l'auteur, si ce n'était pas une projection de son double.

J'ai malgré tout retiré une demi-étoile en raison de la structure éclatée du roman, celle-là même qui m'avait tant dérangée dans le premier volet et qui a continué à me déranger par intermittence dans la première partie de ce volet-ci. Encore que, en refermant le livre, j'ai hésité à la retirer car cette construction est sans doute autant une force qu'une faiblesse, à l'image de la diversité des hommes qu'elle fait vivre.

Vous l'aurez compris, ce livre est monstrueux autant que magnifique.
Monstrueux, car il nous fait toucher du doigt avec une justesse de ton effarante et une puissance évocatrice saisissante ce qu'est la vie en temps de guerre sous un régime totalitaire.
Magnifique, car la confiance en l'homme de l'auteur transpire entre les lignes, elle est là en filigrane, impuissante mais inébranlable. Elle se manifeste dans la bonté humaine, celle de la vie de tous les jours, une « bonté sans témoins, une petite bonté sans idéologie. » Une « bonté folle » comme la nomme encore Vassili Grossman. « C'est la bonté d'une vieille, qui, sur le bord de la route, donne un morceau de pain à un bagnard qui passe, c'est la bonté d'un soldat qui tend sa gourde à un ennemi blessé, la bonté de la jeunesse qui a pitié de la vieillesse, la bonté d'un paysan qui cache dans sa grange un vieillard juif. » Un grand moment de lecture en ce qui me concerne.
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