La solitude Caravage

Le désir, comme les phrases, mobilise des nuances qu’il ne cesse d’ajuster entre elles. Les noms, les peaux, le grain des lumières, la saveur des baisers : tout se précise et se conjugue – sans fin. Écrire et désirer sont des activités qui se confondent : la solitude, en elles, donne sur un autre pays, où la vérité se libère des rapports de force.

Trouver dans sa vie comment saluer la beauté, n’est-ce pas de cela qu’il s’agit dans toute initiation ? Je faisais mes débuts, j’attendais la magie.

Je me disais : l’objet du désir est toujours incomplet, il déborde non seulement la raison, mais aussi la capacité du désir lui-même à saisir ce qui l’anime, car une part de lui n’est pas dans le tableau.

La félicité suppose une lenteur qui en explore les nuances : la beauté d’un corps se donne au gré de ses inflexions. C’est pourquoi mon regard est insatiable : il faut que je voie tout, aucun pigment ne doit rester dans l’ombre. Le corps aimé nous restitue ce que la pensée dévore en nous.L’émotion flotte alors d’une lisière à l’autre, elle se vaporise en petites visions qui créent un monde de couleurs, comme si, à travers le plaisir, par la seule concentration du regard, par le travail infatigable de mes yeux, je parvenais, en balayant sans arrêt la surface de l’image qui me requiert, à en faire surgir une forme, un volume, un poids, à en extraire un parfum, une pluie de sensations colorées, à en inventer la chair, comme si c’était mon plaisir qui s’était mis à peindre cette femme, comme si j’étais devenu le peintre.

Ce qui n’est pas précis existe à peine, seule importe la minutie : il faut que les mots trouvent leur chair, il faut qu’ils serrent au plus près le point qui nous brûle. Le monde est un nid de détails ; et si nous ne parvenons pas à désigner ces étincelles sensuelles, non seulement elles nous échappent, mais elles appauvrissent notre désir, qui peu à peu s’efface, devient approximatif, de plus en plus flou, et bientôt inexistant.

Le monde des autres était lourd et bavard ; il n’avait pas de peau, pas de gorge, pas de lèvres rouges : il était masculin – il ne m’intéressait pas.

La perfection s’atteint quand le vertige vous
comble ; la jouissance rejoint alors l’excès du
monde : l’érotisme est l’art des bienheureux.

Était-ce un coup de foudre ? J’approchais mes yeux du livre de peintures pour mieux voir la peau de la jeune femme, pour apprécier la pulpe boudeuse, vermillon de ses lèvres, pour attraper cette légère écharpe d’ombre qui enrubanne son cou.

Il arrive qu’un détail rivalise avec le monde : cette perle, ce papillon noir me plaisaient à ce point qu’ils jouèrent un rôle crucial dans ma vie. Je peux dire qu’ils veillèrent ensemble sur mon désir ; ils en étaient l’image – ils en devinrent même la clef.

J’éais si obsédé par sa « gorge triomphante », comme le dit
Baudelaire à propos d’un autre « enchanteresse », que je croyais son buste entièrement nu : en fixant son chemisier humide de sueur, je devinais la pointe durcie de ses seins. L’éclair brûlant des voluptés courait à travers ce tableau rouge et noir ; le corps de cette femme m’ouvrait à un avenir sensuel.