Citations sur La solitude Caravage (220)
A propos de la "Flagellation du Christ" à Naples :
Le ballet cruel des trois bourreaux qui s'agitent autour du corps de Jésus et qui dans l'ombre grimaçante affinent leur torture, préparant les verges, attachant les mains du Christ à la colonne, le saisissant par les cheveux et lui décochant un coup de pied sournois au mollet - toute cette débauche de sadisme ne parvient pas à réduire l'éclat de la lumière qui fait irradier le torse du Christ. Le supplice éclaire Jésus, dont le corps attaché au poteau sacrificiel semble brûler d'une flamme intérieure.
Il était le contemporain de Shakespeare, de Cervantes et de Monteverdi; il peignait sans dessiner au préalable (et lui seul procédait ainsi); son atelier était entièrement noir, et ses modèles, trouvés dans la rue, se tenaient dans la pénombre; il aimait les couteaux, les poignards, les épées : se vouer aux formes qui se disputent les ténèbres et la lumière implique d'être tranchant.
Ouvrir sa bouche, étancher sa soif, chercher Dieu : je ne sais dans quel ordre le mystère s'ouvre, ni comment il nous gratifie, mais la goutte d'eau n'est pas seulement ce qui rassasie, elle est une rosée qui double en filigrane le passage des jours; et même si le fond de l'existence est noir, la fraîcheur d'un ruissellement secret nous fait tendre les lèvres : à chaque seconde, un psaume réclame en silence une rivière pour notre gorge asséchée; la détresse connaît bien cette espérance, elle en discerne même la lumière, car à travers une goutte d'eau c'est le monde entier qui se donne, et c'est précisément ce monde entier qui scintille sur la toile d'un peintre où la nacre rejoue à l'infini le mouvement des couleurs et la variété des formes.
Il faudrait écrire un livre entier sur les mains et les pieds dans la peinture : à la fin, lorsque les têtes sont coupées ou les yeux morts, lorsque le rideau rouge retombe sur les passions éteintes, il ne reste qu'eux, et ils disent tout :le temps, l'ardeur, le passage de l'invisible et les désirs.
Nous sommes dans le sépulcre, les murs très hauts sont enduits d'ombre et, dans le fond du tableau, l'immensité d'une porte noire ouvre à la mort ou au salut. Deux hommes soulèvent la dalle et sortent le corps de Lazare que le bras du Christ ressuscite. L'espace tout entier, occupé par une foule en cascade d'où émergent des visages grimaçants, semble chavirer au coeur de la béance entre vie et mort, que le bras du Christ va réparer.
Le Caravage est mort à 39 ans, il n'a jamais été vieux. Mais il est parvenu à voir ce qu'on voit dans le temps intérieur du grand âge : ce petit rectangle luisant, au fond de l'oeil, qui dissout les bordures, ce grand mur épais, qu'il a peint dans Les Funérailles de sainte Lucie, où les couleurs cessent de se différencier, cette pâleur qui récuse toute ressemblance, comme dans La Résurrection de Lazare, où l'on ne discerne plus que la fragile texture des choses finies, une peau, un cri étouffé, un battement de coeur, une bouche qui s'ouvre pour boire, sans aucun regard qui puisse s'en emparer.
A quel banquet ancien la vie du Caravage appartient-elle? Les peintres antiques mettaient des fonds noirs parce qu'ils nous voyaient à chaque instant attrapés par l'enfer et sortant de chez les morts; et puis leurs fruits étaient surtout adressés aux dieux, leurs corbeilles étaient garnies en oblation : elles se substituaient aux sacrifices en nature, ces fruits de saison -- ces prémices -- qui avaient le défaut de pourrir et d'empester.
Le Caravage orchestre en effet les natures mortes selon son désir, comme un véritable foyer érogène qui, loin du simple statut décoratif auquel le cantonnent les ateliers, déploie la mobilité stupéfiante de leurs couleurs jusqu'à en faire le sujet même du tableau : dans les natures mortes du Caravage, il se passe toujours quelque chose d'ambigu -- les fruits sont le lieu d'où part le rire du Caravage.
Le premier matin, il est cinq heures, je me réveille en sursaut, enivré par une brise citronnée qui se répand jusqu'à ma chambre. Je sors dans le jardin et assiste à l'arrivée de la lumière sur le mur d'Aurélien, dont les briques s'embrasent, orange, violettes, ocre; et les rayons s'estompent et cette lueur bleu-rose qui est l'air véritable de Rome envahit le fond du parc.
Et comme j'observais ce tableau de biais, j'eus la chance de remarquer, en un éclair, que le visage du Caravage dans le Martyre et celui du Christ dans la Vocation se faisaient face : ils étaient disposés en miroir l'un de l'autre. Je compris que la chapelle Contarelli avait été secrètement pensée par le Caravage comme le lieu de son dialogue personnel avec le Christ; et que peut-être il avait choisi d'incarner son rapport avec celui-ci par la distance même qui sépare un tableau de l'autre : dans le vide de la chapelle, qui se remplit aussi bien de notre proximité avec le Christ que de notre éloignement.