La solitude Caravage

Le dévoilement ne surprend pas les âmes : il les déchiffre à chaque instant -- c'est gratuit. Cela, le Caravage l'a peut-être ignoré. Car, même si l'on se détourne d'une telle offre, elle continue d'avoir lieu sans vous : entrer dans la lumière et en sortir est le plus simple des actes rituels; mais y demeurer se révèle le plus difficile.

Le fond des tableaux du Caravage prend soudain une signification à laquelle on ne s'attendait pas; on voit surtout dans cette peinture la violence qui clôture le réel -- mais voici, à la fin, qui nous sidère : le noir est la couleur de Dieu.

Mais ce que les hommes nomment l'abandon n'est jamais que l'absence du dieu en eux : et le Caravage, au contraire, n'aura cessé d'en reconnaître la présence au fond de chaque toile. Peut-être même -- l'énigme brûle ici -- s'applique-t-il à faire venir, tout au fond de sa toile, l'équivalent en peinture de cette part ténébreuse du Dieu qui meurt et séjourne parmi les morts durant le Samedi saint. Ces ténèbres, dans lesquelles même le Christ est allé, le Caravage les peint : cette vie qui connaît la mort et n'en meurt pas est à l'oeuvre dans le noir de sa peinture.

Rien n'existe à part ces deux mots : à chaque instant, vie et mort passent devant nous, et nous tendons la main. Dieu demande à Adam : "Où es-tu?" C'est la seule question : où en sommes-nous de nos vies? Autrement dit : où en sommes-nous avec la vérité?
A force d'être détournés par les difficultés de l'existence, la charge d'exister, la pesanteur des rapports de force, l'inessentiel qui prend le dessus à travers notre affairement, nos addictions, nos vices, ne glissons-nous pas loin d'elle? Ou au contraire parvenons-nous à garder le cap, à nous rendre disponibles à ce qui éclaire la vie humaine, à rester en contact avec le "point le plus vivant", dont parle Dante, qui s'exhausse au croisement de l'amour et de la poésie?

Ce plan de la vie auquel on s'ouvre par l'esprit est le sacré; et qu'on soit enveloppé dans une foi ou qu'on en repousse les illusions, on est pris,qu'on le veuille ou non, dans ce récit qui trame d'une manière invisible notre parcours sur la terre : "Tout le visible tient par l'invisible", écrit Novalis.

Nous croyons vivre dans un espace mesuré par le double rapport que nous entretenons avec les étendues géométriques du globe et avec les autres vivants; mais, à chaque instant, nous évoluons dans l'infini d'une contrée plus étrange, qui double notre vie amoureuse et sociale, un territoire qui déborde l'espace-temps mondialisé et ne cesse de s'ouvrir et de se fermer au gré de nos aspirations, de nos actes, de nos pensées.

Nous sommes dans le sépulcre, les murs très hauts sont enduits d'ombre et, dans le fond du tableau, l'immensité d'une porte noire ouvre à la mort ou au salut. Deux hommes soulèvent la dalle et sortent le corps de Lazare que le bras du Christ ressuscite. L'espace tout entier, occupé par une foule en cascade d'où émergent des visages grimaçants, semble chavirer au coeur de la béance entre vie et mort, que le bras du Christ va réparer.

Alors voici : à force de regarder la peinture du Caravage et de m'interroger sur son expérience intérieure, sur la nature de son angoisse, sur la progression du péché dans sa vie et l'intensité de ce qui, à la fois, le sépare et le rapproche de la lumière, je me suis aperçu que de tableau en tableau, centimètre après centimètre, il se rapprochait du Christ.

La solitude du Caravage réside dans cet emportement qui l'amène à vivre la peinture comme un moyen pour atteindre le mystère; et à vivre le mystère comme un moyen pour atteindre la peinture.

Le Caravage, comme tous les êtres à vif, est capable d'une émotion violente qui le porte à un amour des plus incandescents : cet homme ombrageux était un passionné.