La solitude Caravage

Pourtant, l'humilité n'est pas étrangère à son esprit; elle est même la seule chose qu'il aura jamais respectée : ce qui touche le Caravage dans la religion, ce n'est pas la hauteur éventuelle de l'esprit, encore moins la puissance d'une autorité que son naturel frondeur ne peut que rejeter; au contraire, c'est l'esprit de pauvreté des Béatitudes qui lui parle, et s'il aime quelque chose en dehors de la peinture, alors c'est cette parole-là, celle du sermon que le Christ prononce sur la montagne, qui inspire la possibilité de faire coïncider sur terre justice et salut.

Ce bout d'étoffe qui tient tout seul au bas du Christ et se déplie vers l'invisible, après le tableau, là où convergent les regards, c'est le royaume.
Il arrive qu'on chérisse des détails et qu'ils prennent une importance qui efface les grands sujets : cette draperie rouge a grandi dans ma vie. Je l'ai aimée tout de suite, mais c'est lentement qu'elle est devenue ce qu'elle est à mes yeux : une approche de la manne. Quand je pense à l'indemne, quand il m'arrive d'y mêler mon corps -- quand ma vie échappe à l'enfer auquel nos vies sont assignées --, une expérience s'ouvre qui m'accorde à ce qui est non damné. Une telle faveur, c'est le morceau de draperie rouge.

Entre violence et lumière une parole se donne. La promesse en a été faite. C'est une folie que d'entendre cette chose venir depuis le noir qui racle le fond du tableau, là-bas, derrière les corps. On raconte que la joie fut donnée à Eve et la tristesse à Adam. Les corps masculins, et parmi eux celui du Christ, sont ainsi donnés à la lumière, où ils se battent, parlent et meurent.

Lorsque nous regardons un tableau comme celui-ci, quelque chose se jette sur nous en un assaut immobile et désigne dans notre vie un point qui s'affole. Est-ce le royaume? Est-ce l'indemne? Regarder vraiment ce tableau est une expérience où l'on découvre de l'impossible : il m'a semblé, ce jour-là, que son feu était aussi limpide qu'insoutenable. Au fond, je n'avais jamais vu le Christ avant de me trouver face à face à cette Flagellation et, pendant quelques secondes, le temps d'un éclair, d'être saisi.

La faille, chez le Caravage, est noire; un rideau rouge a beau parfois être tiré devant, il ne masque rien : le mal n'a pas seulement lieu derrière le rideau, mais devant, sous nos yeux. En vérité, le mal a lieu partout, parce qu'il n'y a pas de lieu pour le mal et qu'il ne peut pas y en avoir. Les lieux pour faire le mal n'existent pas; le mal est ce qui déborde à chaque instant tous les lieux du monde. La société peut s'ingénier à censurer l'obscène, le répugnant ou l'intolérable; il contourne l'obstacle et resurgit : la vocation des ténèbres consiste à se disperser, c'est-à-dire à diluer la lumière.

La violence exhibe crûment ce que la société refoule, ce qui fait que le monde ne tient pas de lui-même, mais qu'il s'accomplit à travers des fissures, des trous, à travers le manque, et selon les soubresauts du mal.

La violence nous fascine parce qu'elle dévoile à quel point le monde est mal fait -- ou plutôt à quel point c'est le mal qui le fait.

Ainsi le Caravage se foutait-il de sa légende, qu'elle fût douloureuse, blasphématoire, ivre ou simplement révoltée : il y a plus cuisant que que le regard des hommes. Et de même que leur souffle nous sépare du paradis (et troublera jusqu'à la fin des temps la moindre méthode pour en trouver l'accès), il nous enferme dans une geôle morale qui n'est pas à la mesure du déchaînement de l'univers en nous : c'est là que le Caravage est nu face à Dieu.

Et justement, la carrière du mal pourrait s'ouvrir alors comme une sainteté inversée : quelqu'un comme Jean Genet a établi sa légende à ce point où, écrit-il " la sainteté c'est de faire servir la douleur. C'est forcer le diable à être Dieu".

On croit échapper au mal, mais il en sait toujours plus sur nous que nous-mêmes; son oeil ne nous lâche jamais. Le mal, en un sens, précède le bien. Le Caravage le sait.