« Comment mettre les masses en mouvement » : Enfant, j’étais vraiment un fan de guerre. […] On trouvera peut-être inutile de préciser avec autant de détails les réactions manifestement inadéquates d’un enfant confronté à la première guerre mondiale. Et ce serait certainement inutile s’il s’agissait d’un cas particulier. Mais ce n’est pas un cas particulier. C’est d’une façon identique ou similaire que toute une génération d’Allemands a vécu la guerre dans son enfance - ou sa prime jeunesse - et il est révélateur que ce soit cette génération-là qui prépare aujourd’hui la prochaine. L’impact et les conséquences de cette expérience ne sont pas des moindres du fait que ceux qui la vécurent étaient des enfants ou de jeunes garçons. Bien au contraire ! L’âme collective et l’âme enfantine réagissent de façon fort semblable. Les idées avec lesquelles on nourrit et ébranle les masses sont puériles à ne pas y croire. Pour devenir une force historique qui mette des masses en mouvement, une idée doit être simplifiée jusqu’à devenir accessible à l’entendement d’un enfant. Et une chimère puérile forgée dans le cerveau immature de dix classes d’âge, où elle reste ancrée durant quatre ans, peut très bien faire vingt ans plus tard son entrée dans la scène politique, costumée en idéologie délétère. (p.33-34)
Tous les jours, on voyait défiler, on entendait chanter, et il fallait prendre bien garde à disparaître à temps sous un porche si on voulait éviter de saluer le drapeau. Nous vivions dans une sorte d’état de guerre, drôle de guerre dans laquelle les victoires étaient remportées à force de chants et de défilés. Les SA, les SS, les Jeunesses hitlériennes, le Front du travail, que sais-je, défilaient dans les rues en chantant Siehst du im Osten das Morgen rot ou Märkische Heide, se rassemblaient quelque part, écoutaient un discours, des milliers de voix gueulaient Heil – et un nouvel ennemi était abattu. Pour une certaine race d’Allemands, c’était tout simplement le paradis ; l’ambiance d’août 1914 régnait résolument parmi eux. Je voyais des vieilles dames debout, leur cabas à la main, suivre d’un œil brillant ces armées qui chantaient d’une voix mâle en s’étirant comme de gros vers bruns : « On voit bien, on voit vraiment, n’est-ce pas ? que tout va mieux dans tous les domaines ».
L’atmosphère qui régnait alors en Allemagne rappelle à plus d’un égard celle qui règne aujourd’hui en Europe : attente engourdie de l’inéluctable, auquel on espère cependant, jusqu’à la dernière minute, échapper.
A ma connaissance, le régime de Brüning a été la première esquisse et pour ainsi dire la maquette d’une forme de gouvernement qui a été imitée depuis dans de nombreux pays d’Europe : une semi-dictature au nom de la démocratie et pour empêcher une dictature véritable.
C'était étrange d'observer cette surenchère réciproque. L'impudence déchaînée qui transformait progressivement en démon un petit harceleur déplaisant, la lenteur d'esprit de ses dompteurs, qui comprenaient toujours un instant trop tard ce qu'il venait de dire ou de faire - c'est-à-dire quand il l'avait fait oublier par des paroles encore plus insensées ou par un acte encore plus monstrueux -, et l'état d'hypnose où il plongeait son public qui succombait de plus en plus passivement à la magie de l'abjection et à l'ivresse du mal.
Alors, dans la femme que l'on aime, on aime plus que cette femme : tout un aspect du monde, toute une conception de l'existence, un idéal si l'on veut - mais un idéal qui s'est fait chair, un idéal vivant. Le privilège du garçon de vingt ans - et encore : de certains seulement -, c'est d'aimer dans une femme ce que l'homme ressentira plus tard comme son étoile.
C'est d'une façon identique ou similaire que toute une génération d'Allemands a vécu la guerre dans son enfance ou sa prime jeunesse - et il est révélateur que ce soit cette génération-là qui prépare aujourd'hui la prochaine.