Citations sur Aux endroits brisés (7)
"J'ai envie de te voir"
C'est sorti tout seul et il n'y a plus rien à rattraper. C'est si vrai que ça crève l'écran, ce n est plus possible de mentir, et tant pis pour la mosaïque de moi pas encore recollee, tant pis pour le mal théorique que je pourrais faire à cet homme que je connais si peu, mais que j'ai tant envie d'aimer. C'est simple et beau, ça sent le coton propre, la menthe poivrée et les draps froissés. Dans son silence, je tisse un filet d'espérance qui devrait me permettre de tenir le coup s'il avait décidé, entre hier et aujourd'hui ou même avant, qu'il ne fallait pas jouer aux funambules, qu'il serait plus sage de se retirer, de laisser couler les bateaux sur lesquels on n'avait posé encore qu'un pied.
Certains pleurent de désespoir, d'autres tempêtent et donnent des coups, je fais partie de la troisième catégorie, de ceux qui se taisent et pour qui tout explose à l'intérieur.
L’important, c’est que je m’étais trompée. D’accepter de voir les choses en face, à force d’avoir mis tant de soin à fermer des portes et à faire la sourde aux signaux du monde, j’ai oublié que je n’étais pas seule. Que j’étais quelqu’un, je crois, pas la femme la plus fascinante au monde, mais quelqu’un quand même. C’est tout ce qui devrait compter.
Je réapprends qu’il y a des présences qui font grandir et, en même temps, que ce n’est pas grave d’être petite.
La vieille italienne me conduit en chantonnant vers un espace gigantesque. Elle me montre le piano de cuisine - un vrai piano, avec six feux, deux fours et un tiroir à chaleur - et le frigo, délicieusement ancien et d'une couleur jaune citron dont je tombe immédiatement amoureuse. Il y a deux éviers tellement profonds qu'on pourrait y faire la plonge d'un petit restaurant, ainsi qu'un lave-vaisselle, et, ici aussi, les casseroles et les poêles sont suspendues au mur au-dessus de la gazinière. Ce sont des casseroles comme dans mes rêves les plus fous, en cuivre bosselé, qui ne tolèrent rien de moins somptueux que la préparation de bruyants festins.
« Je vous le confie, pour vous inspirer, murmure Mme Conti, la main toujours posée sur mon bras dans un mélange poignant de tristesse et de légèreté. Mon mari était… un amoureux des bonnes choses. Vous comprenez ? »
Je m’arrache à la contemplation des étapes nécessaires à la réalisation d’un osso bucco alla milanese pour rencontrer les yeux de la vieille dame dans lesquels perlent des larmes nacrées.
« Je comprends. »
Elle acquiesce avec une gravité qui m’étreint le cœur. Ses doigts fins et légèrement tordus par l’arthrose me serrent encore jusqu’à me faire un peu mal.
Ce qui me fout à terre, vraiment, c’est la puissance de cet amour caché entre les pages d’un livre poussiéreux, qui survit même à la mort.
Puis elle se redresse et sourit bravement, je sens combien ça lui coûte de faire semblant que son cœur n’est pas vidé, terrassé de la même douleur depuis tant d’années.
Le déjeuner se termine, lisse et chaud comme la peau de mon enfant sous le soleil du printemps. En observant chaque personne attablée, accaparée par son morceau de fromage avant qu’on passe au dessert, au gâteau orné de son unique bougie que Ninon ne parviendra pas à souffler, avec ses minuscules poumons, je me dis : faire famille, c’est aussi ça. Placer l’harmonie collective au-dessus des tensions qui troublent les relations en dehors de ces parenthèses où, tous réunis, nous essayons d’être moins rugueux, moins amers. Les efforts qu’on déploie me laissent songeuse. Pas pour la première fois, je me demande inutilement si toutes les familles sont comme ces lacs aux eaux dormantes dont il faut se méfier.