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Critique de gabb


On le nomme "père de eaux", "berceau des rêves de l'Amérique" ou "coeur battant des États-Unis".
C'est un condensé de mythes et d'aventures solidement ancré dans l'imaginaire collectif, il court sur près de 4000 kilomètres en traversant 10 états (avec ses affluents il en couvre même 31, ainsi que 2 provinces canadiennes, ce qui en fait l'un des bassins fluviaux les plus grands du monde !).
Riche d'une faune et d'une flore d'exception (une végétation très variée, 260 espèces de poissons, 45 espèces d'amphibiens et de reptiles, des couloirs aériens de migration pour de nombreux oiseaux), il inspira Mark Twain, William Faulkner ou Herman Melville : vous me voyez venir, c'est le Mississippi.

Mais si l'en est un qui le connaît comme personne, si l'en est un qui peut s'enorgueillir d'avoir dénombré chacun de ses méandres et de ses îlots, d'en avoir franchi tous les barrages et écluses, c'est bien Eddy L. Harris ! Lui le citadin, lui l'écrivain sédentaire jusqu'alors largement inconnu se lance au milieu des années 1980 un pari un peu fou : celui de descendre le fleuve, en solitaire et en canoë, depuis sa source au lac Itasca (Minnesota) jusqu'à son embouchure de Louisiane.
Projet pour le moins osé de la part d'un homme qui n'a rien d'un Mike Horn, qui ne connaît rien à la pêche ni à la navigation, mais qui décide presque sur un coup de tête de répondre à l'appel du fleuve, qu'il assimile à "la colonne vertébrale de la nation, un symbole de force, de liberté et de fierté, de mobilité, d'histoire et d'imagination."
Alors un matin Eddy grimpe dans son canoë, comme ça, juste pour se libérer "des lois qui nous ficellent de l'intérieur" et connaître le frisson du risque ("N'est-ce pas le sel de la vie ? Sans le risque de la défaite, où est le triomphe ?"), juste pour le plaisir de se surpasser, de voir de quel bois il est fait ... et de s'assurer que ce bois flotte !

De son aventure incroyable est né ce livre passionnant par bien des aspects, mais aussi un peu longuet par moment et dont la lecture ne s'est pas faite sans effort... Je n'irai pas jusqu'à dire que j'ai autant lutté avec mes 300 pages que l'auteur sur son embarcation de fortune, mais je dois bien avouer que comme lui, je suis passé par tous les états.
Un certain émerveillement d'abord devant l'ampleur du défi et la beauté des paysages traversés, puis un vif intérêt pour tout ce que ce périple nous dit de l'Amérique (ses rêves et ses désillusions, les disparités économiques entre les régions, les différentes façon de s'approprier les eaux d'un fleuve superbe et destructeur, de les dompter ou de les craindre, de considérer les étrangers et de recevoir les voyageurs tout au long de ce parcours Nord/Sud entre "là où il n'y a pas de Noirs" à "là où on ne [les] aime toujours pas beaucoup") et enfin, hélas une certaine lassitude...
Comme Eddy L. Harris, j'ai souffert sur les derniers kilomètres, j'ai eu hâte d'arriver à La Nouvelle-Orléans, de poser les rames et de passer à autre chose.

Il faut dire que sur l'eau les jours se suivent et se ressemblent, et que les mêmes séquences se répètent avec une régularité parfois trop monotone : le passage d'une écluse, l'évitement d'une barge ou d'un remorqueur, un lever de soleil porteur d'espoir, un orage et l'inévitable découragement qu'il induit, une rencontre et quelques échanges avec un quidam sur la rive, une soirée à terre dans un "diner" ou un café partagé dans un mobil home, une nuit sous la tente et le lendemain tout recommence.
C'est beau et impressionnant, c'est émaillé de jolies réflexions sur la nature et son assujettissement par l'homme ("le fleuve est aussi un symbole de notre époque, car il mène une bataille perdue contre le Corps des ingénieurs de l'armée américaine qui refuse de lui laisser libre cours [...], qui le combat avec son intelligence brutale et sa technologie pour le conformer aux besoins de la société, [...] le rendre navigable et le dépouiller de son pouvoir, de sa volonté et de sa dignité. Personne ne lui a demandé son avis. le fleuve, qui aspire à la liberté, enrage de l'obtenir"), ça évoque le dépassement de soi et le goût de l'effort ("chaque jour sur le fleuve, je me défais un peu plus de mon enveloppe extérieure jusqu'à me découvrir radicalement seul face à moi-même, à ma colère, à mon agressivité, à ma peur souvent"), mais à longue on s'ennuie un peu.  

L'écriture est sobre et très factuelle, sans surprises ni fioritures, largement descriptive.
Certains passages m'ont beaucoup plu, notamment ceux où l'auteur, façon Antoine de Maximy, relate ses rencontres avec des inconnus aux profils très divers (quelques-uns deviennent des amis, d'autres se montrent beaucoup moins accueillants...), ou ceux dans lesquels il personnifie "son" fleuve de manière très imagée, se disputant et se réconciliant avec lui, maudissant ses courants piégeux ou louant la multiplicité de ses bienfaits ("pour certains, il veut dire industrie, pour d'autres, beauté ou navigation de plaisance ou chasse aux canards, mais c'est toujours le même fleuve, libre et au service de tous").
D'autres chapitres m'ont au contraire semblé inutilement détaillés (les fastidieux passages d'écluse, les nombreuses descriptions des barges, bateaux-citernes, remorqueurs et autres pétroliers du delta...). Ceux-là heureusement ne suffiront pas à ternir le bon souvenir que je garderai de cette épopée très instructive* !
Grâce à la carte en fin d'ouvrage, j'ai pris plaisir à naviguer de Minneapolis à Dubuque et de Memphis à Bâton-Rouge, et à visualiser la progression de notre kayakiste-amateur, dont je salue le courage et la ténacité !
Dos en compote, épaules douloureuses et même dent cassée : que le voyage fut éprouvant ! Ce livre est pourtant celui d'un homme heureux, ramant à la rencontre de ses rêves, fier d'avoir si vaillamment livré bataille et marqué à jamais par cette aventure unique qui lui aura permis de mieux "sentir le pouls de la nation".

Un témoignage étonnant, qui ouvre la porte à bien des réflexions et qui invite à dompter les courants, à affronter les vagues et les intempéries, et à toujours aller de l'avant.
Dans la vie comme sur le fleuve, on ne revient pas en arrière.


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* J'ai même appris que si l'on compare les tronçons du Missouri et celui du Mississippi avant qu'ils ne se rejoignent à Saint-Louis, le premier est plus long que le second, dont il est pourtant considéré comme un simple affluent. Par conséquent, il peut y avoir débat sur le nommage des eaux qui se jettent dans le golfe du Mexique ! Si l'on se réfère aux règles hydrologiques en revanche ("lorsque deux cours d'eau se rejoignent, c'est celui qui possède le plus gros débit à cet endroit-là qui est considéré comme le cours d'eau principal"), le Mississippi aurait dû s'appeler Ohio !
De la même manière, la Seine est battue en longueur par la Marne, et en débit par l'Yonne à leur point de de confluence : ce n'est donc pas la Seine qui coule à Paris !
On m'aurait menti ?
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