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Critique de batlamb


Lautréamont l'a dit, il n'est pas bon que certains livres soient lus par tout le monde. Cette Chouette aveugle fait partie des fruits amers pour gourmets avertis. Car elle procède de la vision d'un esprit malade, qui s'est rendu étranger à la vie, en se laissant porter par des rêveries morbides imprégnées d'opium. Dans cette fiction pas si éloignée de son existence tourmentée (qui le ballota entre la France et son Iran natal, en passant par l'Inde), Sadegh Hedayat, observe la mort avec une douleur mêlée d'admiration, comme en attente de découvrir ce nouvel horizon.

De fait, le roman possède une tonalité doloriste, qui ressort bien dans cet extrait où le narrateur tente de renouer les fils de sa vie : « Fils composant ma destinée sombre, triste, terrible et délicieuse — lieux où la vie se mêle à la mort et où naissent des images déformées, lieux où d'antiques refoulements, des désirs confus, réprimés, ressuscitent en criant vengeance. »

La souffrance du narrateur l'isole d'un monde mauvais, rempli de « canaille », et elle devient donc en cela une vertu à ses yeux. L'avatar d'Hedayat constitue un « être-pour-la-mort », qui a cessé de se faire toute illusion sur la vie et ne veut plus avancer en elle. Ainsi, il fait du surplace, il ressasse les mêmes souvenirs confus, les mêmes visions hallucinées, qui constituent les leitmotivs de ce roman.

Tout s'articule autour de deux personnages : une femme inaccessible et un vieillard au rire horrible, susceptible de personnifier la mort. le titre du roman s'établit en opposition avec les yeux de la femme, deux grands yeux captivant le narrateur et l'entraînant à sacraliser cette figure féminine :

« Je voulus parler, mais je craignis que le son de ma voix ne blessât ses oreilles, ses oreilles si délicates, habituées sans doute à quelque musique céleste, lointaine et suave. »

Ce passage est symptomatique du mal qui gangrène le narrateur et sans doute Hedayat lui-même : une crainte obsessionnelle de souiller un idéal qui n'existe que dans son esprit. Il s'abandonne à ses fantasmes tel un Des Esseintes, et rejette la réalité de la vie, en n'en conservant qu'un moignon, impropre à subsister de lui-même.

« Ma vie, pour tes yeux, lentement s'empoisonne », disait Apollinaire dans un poème intitulé « Les colchiques ». Or, les colchiques font partie des leitmotivs secondaires de la Chouette Aveugle. Par cette coïncidence qui n'en est peut-être pas une, Hedayat établit un lien avec le père spirituel du surréalisme, dont les successeurs célébreront l'écrivain persan.

Dans la seconde partie du roman, les deux figures principales, la femme et l'homme, glisseront malgré tout vers la réalité honnie d'un Iran imprécis et d'une vie misérable. Ils s'incarnent alors dans des personnages plus concrets, qui n'en restent pas moins potentiellement des fantasmes.

Les effets de répétition sont donc tempérés par des changements subtils, du moins aux yeux du lecteur. Les signifiants demeurent invariables, mais leurs signifiés se multiplient au fur et à mesure que le récit avance. Il y a là le même effet hypnotique que chez David Lynch, qui construit ses univers glauques d'une manière analogue.

Ce ressassement des figures féminines et masculines établit inévitablement une confusion oedipienne entre la mère et l'épouse. Mais aussi entre le père et le fils, qui est condamné à reproduire les fautes de son géniteur, et à se rapprocher de la mort. Ce à quoi le narrateur se résigne dans son apathie. La mort, qui est la même pour tous, entretient la confusion entre lui et les autres. Elle abolit la division entre les hommes, jusqu'à ne plus les distinguer. Les cadavres s'unissent en une étreinte ambigüe, obscurcie par l'ombre pour laquelle le narrateur dit qu'il écrit, et qui n'est plus la sienne propre. Elle grandit en une chape de ténèbres où même la chouette ne voit plus rien. Et pour cause.
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