Leipzig, ex-RDA. Rüdiger Stolzenburg est assistant à mi-temps à l'université. Arrivé à l'âge de la retraite, il n'a jamais réussi ni à être nommé sur une chaire d'enseignement, ni même à avoir un contrat à plein temps. Nous entrons dans le monde difficile et décevant de l'enseignement universitaire le plus mal reconnu, celui des sciences humaines. Rüdiger enseigne la linguistique critique, se nourrit de penseurs et de chercheurs, contribue lui-même à l'organisation de colloques et de séminaires. Tout cela pour un salaire médiocre, dans une ambiance délétère . Car malgré les efforts de Schlösser, son directeur, le département court à sa perte. Il serait tellement plus lucratif et reconnu de travailler dans le domaine des sciences exactes !
A côté de ses horaires d'enseignant, RS se livre à des recherches qui le passionnent sur Weiskern, librettiste et topographe qui a écrit pour Mozart. Comme on sait, tout passionné est une proie potentielle pour les arnaqueurs en tous genres. En l'occurrence, un certain Aberte prend RS pour cible en lui proposant des manuscrits « authentiques » de Weiskern, dûment expertisés et cotés selon lui par une salle des ventes connue. Arnaque, plainte de l'expert ainsi utilisé malgré lui, police, traquenard pour confondre l'escroc : on se dit que tout va rentrer dans l'ordre.
Par ailleurs, notre distingué universitaire se trouve sacrément emberlificoté dans des histoires de coeur qui vont lui faire manquer la seule vraie histoire d'amour de sa vie avec Henriette. Il est également bouleversé par un imbroglio avec le fisc qui lui réclame une fortune pour retards de paiement, par un étudiant culotté mais nul en linguistique qui vient le harceler et par des minettes de treize - quatorze ans qui l'agressent, le ridiculisent et le blessent : on a rarement vu paisible enseignant à la fac autant enquiquiné par le contexte alors qu'il n'aspire qu'à faire, inlassablement, ses recherches sur certain librettiste du XVIIIème siècle !
Je dois être particulièrement sensible au sujet et en apprécier toute l'ironie, mais aussi l'approche douce-amère du monde de la recherche. Il faut dire que, partageant depuis plusieurs décennies la vie d'un distingué linguiste, je perçois bien tout ce que peut analyser et ressentir notre personnage. Tout de même, je rassure qui s'inquiéterait à mon sujet : je n'ai jamais ressenti de tels tracas dans la vie de mon chercheur préféré !
L'auteur porte un regard plein d'humour mais incisif aussi sur cette société où on gagne facilement beaucoup d'argent en tapotant sur un ordinateur dans le monde de la bourse, alors que des intellectuels érudits et passionnés travaillent pour trois francs six sous. Il dénonce aussi une société où des ados à peine pubères peuvent se montrer de vrais gangsters en herbe tandis qu'un respectable universitaire s'égare auprès de toutes jeunes conquêtes. Tentative de corruption, escroquerie, floueur floué : il semble que
Christoph Hein renvoie dos à dos les protagonistes de son roman. Aucune morale n'est à tirer d'une telle démonstration. Un certain désenchantement peut-être...
Ce faisant, il fait sienne cette théorie de l'Aufklärung défendue, entre autres, par
Emmanuel Kant en 1784 :
« L'Aufklärung, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de minorité dont il est lui-même responsable. L'état de minorité est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de minorité quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre. Sapere aude ! [Ose savoir !] Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise de l'Aufklärung.. »
C'est un livre que j'ai eu plaisir à découvrir, bien que l'ayant lu par trop petits morceaux - ambiance actuelle oblige- ce qui en a sans doute un peu altéré l'intérêt.