Citations sur Pourquoi Bourdieu (21)
(p.147)
Tels sont, en gros, les termes d'un problème qui a fait couler beaucoup d'encre, tant aux Etats-Unis, notamment sous la plume de Jon Elster, qu'en France, sous celle de Raymond Boudon : l'un et l'autre défendant à leur façon la théorie du choix rationnel, contre le déterminisme sociologiste de Bourdieu qui met au premier plan le poids de l'origine sociale ou de la structuration des champs ». Dans un monde intellectuel encore dominé par la logique clanique, on ne peut adopter que des solutions absolues, exclusives les unes des autres, parce qu'elles sont des outils d'affiliation à des partis avant d'être des instruments de compréhension de la réalité : d'où le caractère interminable de ces débats scolastiques, alors qu'il suffirait pour les clore de considérer que ces deux options ne sont que les pôles extrêmes d'un continuum sur lequel se déploie la réalité de l'expérience, mixte de décisions relativement autonomes et de déterminations relativement hétéronomes - les unes et les autres partiellement observables, avec leurs contraintes et leurs variations selon les contextes, les sujets, les objets de l'action.
Mais une telle solution eût sans doute manqué de poids dogmatique et d'ambition théorique aux yeux d'un penseur formé à la tradition normalienne des modèles abstraits et des joutes idéologiques
(p.112)
Il avait suffi pour cela de prendre en compte, dans les statistiques, un paramètre explicatif supplémentaire : le niveau d'études — et même, plus subtilement, le niveau d'études de la mère, dont L'Amour de l'art avait montré qu'il est le facteur le plus déterminant pour la fréquentation des musées.
(p.63)
Bourdieu n'aurait sans doute pas renié une telle analyse, tant elle évite à la fois le réductionnisme économiste des approches marxistes, hétéronomes (la philosophie comme reflet du « social »), et le purisme des approches idéalistes, autonomes (les idées sont en rapport d'influence avec d'autres idées). La différence toutefois entre Bourdieu et Collins, c'est que le premier tend à mettre en évidence les phénomènes de rivalité pour disqualifier les systèmes conceptuels en tant que produits de stratégies ou d'intérêts personnels, alors que le second y voit avant tout le principe positif de la créativité intellectuelle.
(p.50)
Les apports théoriques de Bourdieu sont nombreux, et je n'évoquerai ici que les plus saillants, ceux qui ont pu faire impression non tant sur les sociologues professionnels — ses concurrents directs — que sur les néophytes, les apprentis, les futurs adeptes. Outre cet ancrage systématique de l'interprétation dans des méthodes d'investigation empiriques, il a mis en évidence, premièrement, l'importance de la stratification et de la hiérarchie sociale (contre les discours généraux en termes de « société » globale) ; deuxièmement, l'importance des déterminations immatérielles, avec les notions de « capital culturel », de « distinction » ou de « symbolique » (contre l'économisme marxiste); troisièmement, l'importance de la contextualisation, avec le concept de « champ » (contre le recours à des enjeux détachés de tout contexte, renvoyant à un « social » non spécifié); quatrièmement, enfin, il a longuement travaillé la question de l'incorporation individuelle des règles collectives, avec le concept d'« habitus » (contre la double aporie des approches purement objectivistes ou purement subjectivistes).
Incorporation, contextualisation, rôle du symbolique, stratification hiérarchisée : ce sont là des notions sans lesquelles, me semble-t-il, aucun sociologue ne peut travailler aujourd'hui, même si elles ne sont pas forcément au premier plan de son outillage — et c'est même, d'ailleurs, cette position d'arrière-plan conceptuel qui marque la force d'un modèle de pensée, d'un « paradigme » intellectuel, d'autant plus efficace qu'il est à peine conscient, à force d'évidence. C'est en tout cas, pour ma part, l'essentiel de ce que je retiens de la leçon de Bourdieu. Ce n'est pas rien.
(p.167) (citant Bourdieu en 1999)
« Nous avons des intellectuels roués, voire pervers, des sémiologues convertis en romanciers comme Umberto Eco ou David Lodge, des artistes qui mettent en œuvre plus ou moins cynique des trucs, des procédés dégagés des œuvres d'avant-garde antérieures, tel Philippe Thomas qui fait signer ses œuvres par des collectionneurs et qui sera tôt ou tard mimé par un autre faisant signer ses œuvres par les mêmes collectionneurs. »
(p.159)
Il agit ainsi non pas dans la libération partagée et joyeuse à l'égard des faux-semblants, propre au « gai-savoir » nietzschéen, mais plutôt dans la délectation morose de « l'homme du ressentiment » si bien analysé par Max Schelera, un casseur de jouets qui piétine et martèle avec obstination, en répétant : « C'est pour ton bien !»
(p.158)
Car nul n'est plus idéaliste à propos de l'art, ou de la science, qu'un autodidacte, alors que les « héritiers » peuvent s'autoriser le détachement, voire le cynisme, de sorte qu'ils sont les premiers à applaudir la démystification du sociologue. C'est la conséquence de l'indistinction entre critique épistémique (contre les théories scientifiques erronées) et critique du sens commun (contre les illusions des acteurs) : les plus démunis parmi les acteurs font les frais des coups portés contre les confrères.
(p.155) Ce durcissement dans la critique s'accompagne d'une politisation du discours : la dimension scientifique et la dimension politique se nouent dans la double opération de dés-idéalisation, par la mise en évidence et des déterminations collectives (contre l'individualisme « bourgeois »), et du caractère historique et « socialement construit » des phénomènes (contre l'essentialisme « conservateur »).
Du relativisme descriptif propre à l'analyse sociologique, on glisse ainsi au relativisme normatif de l'opposant à l'éternité des valeurs « dominantes », qui fait le lien entre la « sociologie critique » française et le post-modernisme américain.
La dimension critique que contient en germe le socle de l'analyse sociologique s'est trouvée, chez Bourdieu, exacerbée au point d'occuper l'essentiel du paysage — et ce, au nom même de la sociologie, ainsi réduite à cette excroissance.
(p.150)
Nimbé de la plus idéale des auras, l’« intellectuel organique de l'humanité », « mandataire de l'universel », s'élance au-dessus de la plèbe académique, mystérieusement délivré de ses pesanteurs sociologiques grâce aux vertus de ce philtre magique : la « science sociale », dont les capacités extralucides ont permis au grand sociologue — et à lui seul — d'échapper à ses propres analyses.
Ainsi la connaissance, fût-elle la plus entachée d'intérêts hétéronomes, est ce qui, miraculeusement, se délivre elle-même de ses « conditions sociales de production », tel le baron de Münchhausen cherchant à sortir du trou en se tirant par les cheveux.
(p.141)
On peut considérer les choses selon trois plans : le plan des idées abstraites, avec la philosophie ; le plan des opinions et des actions collectives, avec la politique ; le plan des affects individuels investis dans la vie commune, avec la psychosociologie.