Voix d'extinction

PROLOGUE
Le 12 mai 2031
Les coccinelles ont disparu.
L'ours blanc aussi.
Il ne reste que quarante-trois tigres, cinquante-huit éléphants, trente-neuf gorilles et quatorze girafes à l'état sauvage.
Dieu découvre les chiffres et "elle" n'est pas contente.
Du tout, du tout.

Le siège en bout de table, vide, attendait son auguste fessier. A droite comme à gauche de ce siège se tenait le fleuron de ses équipes, une dizaine de lobbyistes seniors et juniors qui, tous, avaient le bon goût de s'habiller comme lui, en un tout petit peu moins cher. Ils étaient cyniques à point, mais dans des catégories différentes, allant du bling-bling à l'onctueux en passant par l'érudit ou le teigneux, ce qui permettait de varier les approches. Il y avait même une femme, pour dire l'étendue du panel.

- Raisonnable ? Vous avez dit raisonnable ?
Bénétant avait trouvé le mot auquel s'accrocher, restait juste à dévider la pelote de fil en fusion.
- Parce que détruire un écosystème qui nous précède de plusieurs millénaires et anéantir des milliards d'êtres vivants pour clôturer à + 0.2 % en Bourse, acheter des baskets moins chères et produire des tonnes de pâte à tartiner, vous trouvez ça raisonnable ? C'est sérieux d'extraire un pétrole qui s'évaporera aussitôt, pour trois kilomètres en 4x4 ou huit touillettes à café, au lieu de préserver des ours qui pourraient peupler les glaciers durant des siècles encore ? Vous avez un sérieux de gosse pourri-gâté qui ne pense pas plus loin que sa gueule et la minute d'après. De sombres cons, voilà les décideurs de notre temps, de sombres cons aux poches pleines. Tous.

Rien ne serait plus comme avant l'ère industrielle et la surpopulation, ça c'était acquis, mais est-ce qu'il resterait des animaux sauvages dans dix ans ? Les seules espèces encore en vie seraient-elles les domestiques ?

Refermant d'un claquement sec l'épais volume de philosophie qu'elle consultait, Rose s'adressa à Kombo qui disposait avec soin la peau de la dernière banane sur la pile des vingt précédentes ornant la table basse.
- Et voilà, conclut-elle. Descartes. Tout est de sa faute.
(...)
- Sa faute de quoi ?
- Si on nous traite comme des objets. Avec son "Je pense donc je suis" et la chienlit philosophique qui l'accompagne, il a exclu du vivant tout ce qui, à son sens, n'était pas doté de conscience. Voilà comment il a fondé sa théorie de l' "animal machine" qui autorise tout et n'importe quoi à notre égard : industrialisation de l'élevage ou extermination. "Je pense donc tu crèves.".
Kombo serra les bananes qui chuintèrent sous son poing fermé.
- Et il est où, cet enculé ?

- Chérubin, tu veux bien me transmettre les derniers recensements pour les animaux, s'il te plaît ?
Dans un chuintement, suivi d'un bip discret, les documents se matérialisèrent sur le divin sous-main.
- Merci, tu es un ange, fit Déesse avant d'entamer sa lecture.
Coccinelles : zéro ; ours blancs : zéro ; tigres : quarante-trois...
Mais qu'est-ce que c'était que cette histoire ? Elle en avait envoyé des populations entières, des milliards de milliers, de quoi peupler une planète de nature vierge. Mais qu'est-ce que c'était ce bordel !?!
D'un index rageur, elle écrasa l'interphone général :
- Noé ! Dans mon bureau ! Immédiatement !

- Bon mon Noé, j'ai honoré les promesses que tu avais inconsidérément prononcées en mon Nom. Tout le monde est content, tout est bien qui finit bien.
Déesse marqua une pause, posant son œil de Jugement sur Noé qui se tortilla sur son siège, ne sachant trop quelle volonté allait encore lui tomber sur le coin de la barbe.
- Maintenant, reprit-elle, je pense qu'il est temps pour toi de changer de rayon.
Noé retint un cri de joie. Enfin, enfin, ses prières étaient entendues. Déesse fronça le sourcil et le patriarche regretta aussitôt cette pensée impatiente.
- Qu'est-ce qui te ferait plaisir ? fit-elle.
- Je ne sais pas. Après toutes ces aventures, un secteur plus calme me permettrait peut-être de diversifier mes expériences. La météo, par exemple. Ça a l'air bien, le climat, je m'occuperais bien du climat.

Il avait l'âme d'un lion dans l'ego d'un cochon d'Inde...

« C’est l’histoire de la grenouille dans la casserole. Si tu plonges une grenouille dans de l’eau bouillante, elle saute aussitôt pour en ressortir. En revanche, si tu la poses dans de l’eau froide et que tu allumes le gaz, la grenouille reste jusqu’à cuisson complète. L’humain est une grenouille. Quand c’est progressif, il ne voit rien venir et reste tranquillement le cul sur la flamme. Sur le terrain, les éthologues ont crié au feu, mais le reste de la population n’a pas compris. Au début, les espèces qui disparaissaient nous étaient inconnues, rongeurs d’Amazonie, scarabées des steppes, insectes par milliards, couleuvre rose à pois bleus d’un quelconque marais, oh là là oui, c’est terrible, tiens je reprendrais bien du pâté. Et puis, un jour, ce sont les girafes, les gorilles, les mésanges, nos frères, nos sœurs, nos imagiers, nos peluches, nos films. Mais, là encore, progression : on regrette la fin du rhinocéros blanc en 2018, mais il reste encore des gris, ça va. Plus de dauphin de Chine, mais celui à dos lisse persiste. Et soudain non. Il n’y en a plus d’autres, c’est fini. Fini les koalas, fini les baleines et je nous donne pas trois mois avant de pleurer sur « le lion est mort ce soir ».
(…) « moi je vous le dis : tous ensemble, dès maintenant, on saute de la casserole ».

- J'ai merdé.
Sourcil levé, Déesse continuait de le fixer en silence avec cet air de Jugement dernier qui terrorisait jusqu'au dernier suppôt de Satan. Manifestement, Elle espérait qu'il développe un peu.
- La transformation de TR438 a provoqué un...
- Ah, et je t'en prie n'essaie pas de te justifier ! coupa Déesse. En dessous de tout, tu as été en dessous de tout ! A ce rythme-là, les couillons d'en bas vont m'assécher la Terre comme un pruneau flétri et toi tu espères t'en sortir avec deux bredouillis de contrition ? Je ne suis que miséricorde mais faut quand même pas déconner !