Par cette lecture, nous voici détenteurs d'une vie.
Stefan Hertmans, après lecture des carnets écrits par son grand-père maternel Adriaan, reconstitue le vécu, l'époque, les émotions, les douleurs de cet homme né à la fin du XIXème siècle et mort au XXème : deux époques, deux sociétés, deux mentalités.
Trois parties nous le restituent : la genèse, la guerre, l'après et son odeur de peinture.
Une histoire personnelle qui tend vers l'universel.
Au départ, un milieu pauvre, des travailleurs honnêtes, des humiliations de la part de bourgeois nantis et francophones.
L'épisode des pièces de monnaie lancées dans la soupe est d'une abjection totale.
Une lumière dans cette noirceur : une mère courageuse et aimante, un père jongleur de couleurs, restaurateur de fresques dans des lieux empreints de sérénité religieuse.
Cette religion qui soutiendra Adriaan tout au long de sa vie, une foi inébranlable que l'auteur ne pratiquera plus.
Évolution des regards, des enseignements et de la pensée, évolution flagrante entre l'époque dite « belle » à tort, une première et seconde guerre et la génération d'après 68.
La guerre de 14/18 : nous lisons l'horreur, nous découvrons l'enfer décrit dans ses détails par un homme fier, en éveil malgré les souffrances, les corps mutilés qui jonchent le sol, la malbouffe, le sommeil perturbé sur de la paille, les humiliations de la part des officiers francophones, la solidarité des soldats wallons, le refus de leur expliquer la motivation ou la nécessité des actes demandés.
Les exactions, les ruines, le ciel de Flandre brouillé par les tirs, les manipulations de l'ennemi, on n'arrête pas d'en apprendre sur la boucherie commise en cette 1ère guerre…
Mais comme l'écrit
Stefan Hertmans, après avoir parcouru les lieux : « un lieu vide de sens » s'étale sous ses yeux, la contemporéanité a tout recouvert. L'oubli s'est installé.
Un tel livre est donc nécessaire pour que survivent en nous ces hommes qui ont perdu leur santé, leurs espoirs, leur vie par la faute de la folie humaine.
Cette guerre qui fit perdre les dernières illusions « chevaleresques » (si tant est que cela s'accepte) du militaire devant la déviance et l'irrespect sans nom de l'ennemi.
Puis il y a l'émouvant amour brisé dans sa pureté et dans son espérance, l'hommage qui perdure (une peinture, un prénom…).
L'affection pour l'épouse dévouée, un couple qui se respecte au-delà de toute sensualité.
Et cette main qui tient le pinceau, copie avec talent, bouscule étonnament les couleurs, s'est abreuvée aux enseignements de son père, aux livres, à la musique, à l'observation des toiles de maître, une main qui dit et retient, comme dans la vie, avec cette pudeur de l'époque.
Le séjour en convalescence en Angleterre pendant la guerre permettra une découverte extraordinaire et combien percutante.
Adulte, le petit-fils comprendra beaucoup de choses, en devinera les non-dits.
Un jouet fabriqué par son grand-père avouera son secret dans les lettres et chiffres gravés et se dévoilera à l'homme adulte. Une admiration pour un aviateur, un lieu où son avion s'abattit, un lieu où Adriann découvrit la beauté féminine, une rencontre, un éveil.
Au-delà de la pauvreté du départ et de la monstruosité de la guerre, il ressort un amour inaltérable entre grand-père et petit-fils.
Stefan Hertmans lui rend un hommage et par là même hommage à tous ces grands-pères ou arrière-grand-pères qui ont connu le même enfer.
Un livre témoignage écrasant et magistral.
Un homme, une guerre, de la térébenthine.
La vie, l'horreur, l'art.