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Critique de lebelier


Que dire encore de l'histoire de "l'inventif", du "héros aux mille ruses" sinon que l'Odyssée est une oeuvre sur laquelle on ne cesse de revenir, oeuvre universelle avec un héros et des épreuves que narre un visionnaire aveugle avec toute la force de son imagination. "L'importance d'une oeuvre se mesure à sa postérité", écrit Pierre Bergounioux dans "Jusqu'à Faulkner" et l'Odyssée , premier récit écrit en vers et en vingt-quatre chants a inspiré toute la littérature qui a suivi jusqu'au "Ulysse" de Joyce, il y a un siècle seulement. C'est justement en parallèle à cette lecture que j'ai relu l'Odyssée dans cette traduction de Philippe Jaccottet, d'une rare fluidité, avec un rythme et des trouvailles comme seul un poète est capable de les produire. Cette édition est d'ailleurs largement annotée, quand il le faut, par le traducteur. Il s'adresse aux hellénistes (ce que je ne suis pas) mais tout le monde est renseigné sur l'origine du texte, sur les choix de traductions, sur les mots ou tournures inconnus avec lesquels il faut trouver une solution. Et puis, on lit un peu de grec, ça ne peut pas faire de mal!
Bien sûr si l'on considère le récit pur, on a déjà beaucoup des éléments qui vont servir les romanciers : le changement de voix d'abord. Ulysse conte ses hauts-faits chez Alcinoos, le prince Phéacien qui l'a hébergé après son naufrage. Il sort de sa captivité chez Calypso. Et c'est là qu'il déploie déjà une partie de son génie, de son humanité tout en flattant la nymphe :

"Pardonne-moi, royale nymphe! Je sais moi aussi
tout cela; je sais que la très sage Pénélope
n'offre aux regards ni ta beauté ni ta stature:
elle est mortelle, tu ignores l'âge et la mort.
Et néanmoins, j'espère, je désire à tout moment
Me retrouver chez moi et vivre l'heure du retour." (V, 215-220)


Un narrateur parallèle raconte le voyage de Télémaque, à la recherche de son père chez Nestor puis chez Ménélas. La quête du père est devenu un lieu commun de la littérature moderne aussi. Puis, la structure avec ses pauses et ses rebondissements, si le héros se repose sur les rivages qui l'accueillent, c'est pour mieux repartir et accomplir sa mission. Homère fait traîner Ulysse à Ithaque qui doit reconnaître les fidèles déguisé en mendiant crasseux, d'abord chez Eumée, le porcher puis dans sa propre maison, raillé par les prétendants, décrits comme de jeunes gommeux ambitieux. On peut dire que Homère ménage son suspense -comme dans un roman policier- et chaque insulte, chaque coup donné aux faibles prépare le sang bouillonnant du lecteur comme il prépare Ulysse à la vengeance. Quand elle arrive enfin au Chant XXII, on a presque honte d'éprouver une joie sadique à la description extrêmement réaliste du massacre des prétendants et d'Antinoos, le plus bravache, en particulier:

"Ulysse tira et le frappa de sa flèche à la gorge,
la pointe traversa de part en part la tendre nuque.
Il bascula, la coupe lui tomba des mains,
frappé d'un trait, un flot épais jaillit, par ses narines,
de sang humain; d'un mouvement brusque du pied
il renversa la table, les mets se répandirent par terre,
le pain, les viandes rôties furent souillées." (XXII, 15-21)

C'est ce qu'on appelle rendre gorge. Après s'être goinfré éhontément au détriment d'Ulysse, avoir convoité sa femme, avoir méprisé faibles et gueux, Antinoos -pense-t-on à ce stade du récit- est bien où il est. C'est bien fait pour lui! Et pour tous les autres, prétendants sangsues et servantes dévoyées.
L'Odyssée a une valeur morale, celle de la justice voulue par les dieux. Pour montrer encore si besoin était l'impact de l'Odyssée sur la littérature, on peut aussi penser aux contes. Les dieux sont soit hostiles à Ulysse soit l'aident de leur mieux. Poséidon lui en veut depuis la guerre de Troie et cherche à le faire périr en mer mais Pallas-Athéna lui vient en aide jusqu'au bout, changeant d'apparence, influant le destin du héros en ralentissant le temps ou en le conseillant sous la forme de Mentor. Il y a donc du fantastique et surtout du merveilleux dans l'Odyssée, comme dans les contes. On pourrait rajouter les monstres fabuleux (Cyclope, sirènes..), les êtres étranges (Lotophages, Circée…).
La lecture est elle-même une Odyssée. Il ne faut pas se perdre sur la carte. On suit Ulysse comme sur un GPS. Il vient d'aborder ici; il repart de là jusqu'au débarquement en Ithaque, il y a du mouvement marin, des pertes humaines , souvent dues à la cupidité des hommes.
On converse comme dans une pièce de théâtre. Souvent on a l'impression que le narrateur est une espèce de dieu qui tutoie les personnages : "Porcher Eumée, tu lui répondis ceci…". Il y a de tout pour créer un monde littéraire, tous les genres (épopée, poésie, théâtre, récit à suspense, conte moral…), seuls les deux derniers chants semblent un peu bâclés, selon Philippe Jaccottet et j'en suis assez d'accord.
Mais tout le reste est tellement inspiré, qu'on pardonne tout à Homère!

Et quand on a finit ce festin littéraire, on dit avec Athéna :

"Le jour descend déjà vers les ombres: c'est indécence
que de traîner même au festin des dieux : il faut partir." (III, 335-336)

ou avec Pénélope:

" Ne m'en veux pas, Ulysse, toi qui fus toujours le plus
sensé des hommes : les dieux nous ont élus pour le malheur,
nous enviant la douceur de rester auprès l'un de l'autre
pour goûter la jeunesse et atteindre le seuil de l'âge." (XXIII, 209-212)




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