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Critique de Lutvic


I.

On est dimanche. La fête de l'Épiphanie : lointain écho judéo-chrétien parlant encore à une minorité déclinante. Ce matin, Samuel et Lise sont venus m'inviter à goûter leur galette vers les 16 heures – l'heure des enfants, pensais-je. Il se peut que je sois déjà arrivé à l'âge quand on recommence, sur la pente descendante, à vivre d'après les horaires enfantins. Je contemplai le visage de Lise ayant gardé un certain charme, celui qui m'avait ému il y a plus d'une décennie, à l'époque de notre courte liaison. Je l'imaginai une fois de plus s'adonner à des gestes tendres envers son Samuel, le prendre dans sa bouche et s'allonger ensuite, rassasiée, à côté de lui ; elle devait en être probablement capable, depuis leurs vingt ans de vie commune, mais je trouvai ce tableau résolument quelconque sinon aussi triste que ce gris dimanche de 6 janvier. A vrai dire, le souvenir le plus prégnant que je garde d'elle, ce sont surtout les deux taches de sang, deux taches rieuses me signifiant violemment sa fertilité, laissées sur mes draps à la fin d'une soirée quand elle avait ses règles. Alors que je sortais ma bite ensanglantée de sa chatte encore jeune, avec un ressenti bien ambigu (qui aime voir sa bite en sang ?), elle rigolait comme d'une bonne farce.

Et puis, je réalisai qu'ils étaient passés, les deux, à un « mode de vie plus sain » et qu'ils ne fumaient plus, or la perspective d'un goûter sans clope ne put qu'amplifier la nausée qui s'emparait de moi depuis quelques jours. J'émis donc un grognement d'excuse pour décliner doucement leur invitation en calculant qu'une pizza, un calvados et la télé sans son, me permettant de superposer parfaitement les grimaces des leaders de la République en marche et de la France insoumise, qui dégageaient indistinctement, tous, une impression d'énergie presque insupportable, allaient me composer un après-midi plus adéquat.

***

…tout ça pour dire qu'on peut facilement écrire comme Houellebecq d'aujourd'hui.
On le lit par attachement, et par l'espoir de se sentir encore et encore frémir sur ses pages d'une noirceur jouissive, mais on n'attend plus grand-chose, et l'on sait à l'avance ce que chacun de ses bouquins nous donnera à lire : la description méticuleuse (parfois d'une banalité insoutenable, scandée par des tics et des poses usées) d'un personnage typé : blanc, européen, d'âge moyen, engagé sur une pente descendante, avançant parmi les décombres d'une civilisation mourante ; un mâle névrosé, déprimé, bloqué dans ses souvenirs et sa solitude, se remémorant les petits bouts de bonheur qu'il a connus et n'a pas su retenir. Il arrive, au mieux, à nous arracher quelques éclats de rire quand il veut passer à l'action, s'embourbant dans ses propres allégations procrastinatrices et dans la contemplation mélancolique-cabotine de ses multiples impuissances dissoutes dans une société dévitalisée.
L'intrigue est brouillonne, le rythme essoufflé (mais, somme toute faite, incontestablement mieux conduit que dans « Soumission »), et l'ange damné du livre (Aymeric, l'aristocrate improbable devenu fermier), peine à soutirer notre empathie, dans un drame rural mélangeant la Confédération paysanne et les CRS.

C'est peu.
C'est peu malgré ces quelques figures féminines (Kate, Claire, mais surtout Camille) qui, comme d'habitude, demeurent dans la biographie du personnage et dans notre mémoire comme des créatures évanescentes et lumineuses, faisant don de leur corps et de leur âme, et mettant l'homme – pour un court instant, hélas ! – à l'abri de lui-même, responsables, dans l'économie du roman, d'un petit souffle romantique.
Encensé avec une générosité excessive par l'establishment de la critique, bénéficiant d'une promotion balayant toutes les autres sorties du janvier, « Sérotonine » confirme que depuis « Soumission », Houellebecq est entré en hibernation, tel un ours suçant sa patte. Puisant incessamment dans la graisse qui donnait chair à ses romans d'antan, mais qu'il a fini par épuiser.

Aujourd'hui, il vaut mieux relire « Les Particules élémentaires » et préparer une galette.


II.

Plus que tous ses autres livres, « Sérotonine » nous démontre que Houellebecq excelle dans l'art de nous livrer à chaque fois une gigantesque anamorphose. Ou une farce magistrale. Car tout un chacun peut se retrouver dans ses livres, et toute lecture – qu'elle soit désabusée (voir les lignes d'en haut) ou enthousiaste (comme celles qui risquent de suivre) – saurait tenir debout. « Sérotonine » illustre à merveille l'ambiguïté foncière de cet écrivain : dopé au marketing éditorial (d'après les uns) et méritant grandement son succès dû à la franchise de ses pages (d'après les autres), Houellebecq est devenu lui-même un personnage : un paradoxe qui ne cesse de se mettre en scène et de produire du texte.

Vu d'un certain angle, son livre peut agacer, lasser, décevoir cruellement : il peut sembler une variation de plus sur la tragique et banale destinée d'occidental moyen en proie à la dépression, à la solitude et aux regrets tardifs, surpris dans une quête puérile et pathétique, déjà vue et lue, donc banalisée.
D'un autre angle, il est difficile de ne pas résonner à l'errance jusqu'aux limbes du mal-nommé Florent-Claude Labrouste, personnage bien plus « humain » que ses prédécesseurs romanesques, qu'il semble contenir et actualiser, l'un par l'un, dans le monologue intérieur présent. (Et ces clins d'oeil font, il en va de soi, l'un de nos délices.) Protagoniste qui décide de disparaître de soi, de retourner, humainement et socialement, au néant, à l'anonymat et à l'insignifiance fondus dans la ville – cette somme de solitudes parallèles –, condamné à grossir dans l'isolement et marquant un « aboutissement » (si l'on peut se permettre…) de l'anti-héros houellebecquien. de surcroît, tout le décor et la déchéance du personnage, apparentée à un impossible retour au paradis perdu (l'amour de Camille, bêtement raté), mourant littéralement de chagrin et survivant en accomplissant des gestes futiles, discourant sur le bonheur ressenti autrefois comme à portée de main et pourtant irrévocablement loin – qui pourrait, au bout du compte, n'être qu'une simple question d'hormones, de gènes et de molécules injustement distribués –, parient sur des traits romantiques comme aucun autre jusqu'ici.

Avec ses éternelles ambiguïtés idéologiques et son sens d'auto-dérision, Houellebecq fait partie du patrimoine national : on y est attaché comme aux bons produits locaux, on le subit, on le lit, on se dispute à son sujet autour de la table. Il nous inspire, nous irrite, invite à échanger. Il se peut que ses personnages médiocres déteignent sur nous. Et c'est humain. Plus c'est médiocre, plus c'est humain, pourrait dire n'importe lequel d'entre eux. le pire, le pire serait de ne rien sentir...
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