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Critique de 5Arabella


Le rapport de Victor Hugo au théâtre, malgré la mythification triomphante de la création d'Hernani, n'a pas été facile. Il peine à s'imposer sur la scène de la Comédie Française, dont le public n'apprécie guère ses audaces, et il rencontre aussi des difficultés sur les scènes secondaires du boulevard. le public beaucoup plus populaire de ces dernières demande un théâtre moins ambitieux, le vers a beaucoup de mal à s'y imposer (d'où les pièces en prose écrites par Hugo, Lucrèce Borgia et Marie Tudor), les directeurs imposent des distributions qui ne conviennent pas à l'écrivain etc. D'où la rupture avec le Théâtre de la Porte Saint-Martin. Hugo exprime à un moment le désir d'un théâtre dont il serait le propriétaire et le maître absolu, pour créer les spectacles qui correspondent pleinement à ses aspirations artistiques et philosophiques.

Il va donc saisir l'opportunité de l'ouverture d'un nouvel théâtre. La monarchie de Juillet souhaite se rapprocher des artistes et intellectuels. Dumas est proche du duc d'Orléans, le fils de Louis-Philippe, et l'idée d'ouvrir une sorte de Comédie Française bis, consacrée aux nouveautés et non plus au théâtre de répertoire, pouvant accueillir le théâtre romantique, est défendue par de nombreux artistes. Elle prendra forme en 1838, ce sera le théâtre de la Renaissance. Victor Hugo doit fournir la pièce qui va inaugurer le nouveau lieu. Ce sera Ruy Blas, et dans la préface de la pièce, Hugo va expliciter sa conception du théâtre, et en particulier sa vision du public, ou plutôt des public.

Hogo en distingue trois. le premier est celui des penseurs, qui préfèrent la comédie, car ils recherchent l'étude des caractères, plaisir de l'esprit, ils souhaitent que l'auteur suscite une réflexion. Il y a ensuite les femmes, qui préfèrent la tragédie, basée sur la passion, car elles recherchent l'émotion, le plaisir du coeur. Enfin la foule souhaite être distraite, veut de l'action qui va lui procurer des sensations fortes, le théâtre est ici un amusement.

Plus qu'une véritable division du public en trois groupes distincts, les Penseurs, la Femme et la Foule sont des sortes d'allégories de l'âme humaine, chaque spectateur étant en réalité, dans des proportions diverses, un peu des trois. Il faut donc donner à chaque spectateur un peu de chacune des trois satisfactions que chaque type demande. D'où la nécessité d'un théâtre où les genres sont mêlés, l'aspiration à un théâtre qui réunirait la grandeur de Corneille à la vérité de Molière. Ruy Blas est censé réaliser cet idéal.

Nous sommes en Espagne à la fin du XVIIe siècle, sous le règne de Charles II. Roi faible, il laisse les grands régner à sa place, et tout particulièrement Don Salluste, son premier ministre. Mais ce dernier fait un enfant à une suivante de la reine qui le disgracie. Il jure de se venger, et utilise pour ce faire un de ses valets, Ruy Blas, amoureux de la reine. Salluste le fait passer pour don César, un de ses parents ruiné, qui a refusé de se prêter à sa vengeance et qu'il a fait déporter en secret. Ruy Blas devient premier ministre, et fait des réformes utiles à l'État, qui limitent le pouvoir de nuisance des grands seigneurs. Il gagne l'estime et l'amour de la reine. Mais Don Salluste revient, et le piège se referme.

Hugo souhaitait peindre dans ce drame la chute de la monarchie, le moment où la monarchie s'effondre. le roi est faible, la noblesse a deux attitudes opposées en réaction. Une partie (Don Salluste) en profite pour s'enrichir au maximum, piller l'état à son profit quelles qu'en soient les conséquences. Une deuxième partie fuit, dilapide, jusqu'à s'appauvrir (Don César). Les deux précipitent la chute final. A cela va s'opposer Ruy Blas, le valet devenu premier ministre sous un nom d'emprunt. Il va vouloir réformer, sauver l'état. Mais la pièce est cruelle à cet égard : Ruy Blas n'est pas audible pour les nobles qu'il tente de raisonner (la fameuse tirade Bon appétit, messieurs!) et dans une scène particulièrement forte, Don Salluste le rend à sa condition de valet, lorsqu'il essaie de lui expliquer le bien fondé de son action. C'est que sa position est impossible : il a l'identité d'un noble, et en tant que tel, il doit fidélité à sa caste, mais il est en réalité un représentant du peuple et tente de réformer dans l'intérêt du plus grand nombre. Or il ne serait jamais arrivé à la position de pouvoir qu'il occupe sous sa véritable identité. D'où contradiction entre son action et son identité affichée. Résoudre la contradiction en affichant son identité le renverrait au néant, et Don Salluste a le pouvoir de le faire. Ce qui réduit finalement Ruy Blas (donc le peuple) à l'impuissance. La révolte, la tentation de violence révolutionnaire, qui pousse Ruy Blas à tuer Don Salluste est aussi un aveu d'impuissance, puisqu'elle signe sa propre mort et donc son échec.

Cette question politique est vraiment au centre de la pièce. Hugo y accordait une importance capitale, au point de choisir pour jouer Ruy Blas Frédéric Lemaître. Star de son temps, mais qui a bâti sa célébrité sur des rôles de « méchants » dans les mélodrames, en les jouant de manière outrée et parodique, ce qui dynamitait le moralisme conservateur du genre et le poussait vers une sorte de mise en cause sociale. Il était à mille lieues du jeune premier romantique, et ce choix faisait qu'il était impossible au public d'oublier qu'il était un valet, un représentant du peuple.

C'est vraiment une pièce magnifique, très riche qui continue à être redoutablement efficace sur une scène. J'ai un lien particulier avec elle, c'est une de premières pièces que j'ai vue à la télévision vers mes 10 ans, et elle m'avait fait un effet extraordinaire et inoubliable. Avec quelques autres (dont l'Ecole des femmes) elle est à l'origine de ma passion pour le théâtre, et je constate en la relisant et la revoyant, que c'est pour des bonnes raisons. Hugo est pour moi un immense auteur de théâtre.
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