La spécificité de notre espèce, c'est qu'elle passe sa vie à jouer sa vie.
Car au lieu de s'avancer masquée, comme les millions d'autres fictions qui nous entourent, nous envahissent et nous définissent, la littérature annonce la couleur : Je suis une fiction, nous dit-elle ; aimez-moi en tant que telle. Servez-vous de moi pour éprouver votre liberté, repousser vos limites, découvrir et animer votre propre créativité. Suivez les méandres de mes personnages et faites-les vôtres, laissez-les agrandir votre univers. Rêvez-moi, rêvez avec moi, n'oubliez jamais le rêve.
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Contrairement à nos fictions religieuses, familiales et politiques, la fiction littéraire ne nous dit pas où est le bien, où est le mal. Sa mission éthique est autre : nous montrer la vérité des humains, une vérité toujours mixte et impure, tissée de paradoxes, de questionnements et d'abîmes.
A la faveur de la lecture, et de l'identification qu'elle permet aux personnages d'époque, de milieu, de culture autres, l'on parvient à prendre du recul par rapport à son identité reçue. Partant, l'on devient plus à même de déchiffrer d'autres cultures, et de s'identifier aux personnes les composant.
Les pays où les individus ont le droit de retravailler les fictions identitaires reçues - le droit de changer de religion, de parti politique, voire de sexe - sont aussi les pays où sont écrits et lus des romans.
La littérature : quitter l'Arché-texte. Dépasser les récits primitifs.
Etre primitif, c'est coller à son identité comme à une réalité inamovible et s'identifier exclusivement à ceux qui vous ressemblent.
L'Allemagne nazie et la Russie stalinienne étaient des pays primitifs. Ils imposaient une adhésion à l'Arché-texte et brûlaient ou bannissaient les récits qui s'en éloignaient trop.
L'on ne parvient à agir et à comprendre que grâce à l'identification, au décalage, au recul, à la simplification et à l'essentialisation, à la ressemblance et à la représentation...bref grâce au masque.
La persona est tout bonnement la façon humaine d'être au monde.
L'avènement du roman est lié de façon nécessaire à celui de l'individu.
Etre civilisé, c'est reconnaître l'identité comme une construction, s'intéresser à mille textes et, par là, apprendre à s'identifier à des êtres qui ne vous ressemblent pas.
Notre mémoire est une fiction. Cela ne veut pas dire qu'elle est fausse, mais que, sans qu'on lui demande rien, elle passe son temps à ordonner, à associer, à articuler, à sélectionner, à exclure, à oublier, c'est-a-dire à construire, c'est-à-dire à fabuler.
Parler, ce n'est pas seulement nommer, rendre compte du réel ; c'est aussi, toujours, le façonner, l'interpréter et l'inventer.
Le cerveau est une machine fabuleuse... qui nous prédispose à fabuler, pour le meilleur et pour le pire. Il nous fournit les histoires dont nous avons besoin pour justifier nos actes.