AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Musa_aka_Cthulie


Le Canard sauvage est probablement la pièce la plus sombre que j'aie pu lire d'Ibsen - et les autres n'étaient déjà pas bien gaies ! J'ai du mal à y voir une forme de comique, comme le pointe Vigdis Ystad (qui a écrit une notice pour la pièce).


Écrite et publiée en 1884, on la considère comme la première pièce purement symboliste du dramaturge parmi ses pièces dites contemporaines, et faisant suite aux pièces considérées comme sociales : Les Piliers de la société, Une maison de poupée, Les Revenants et Un Ennemi du peuple. Il serait cela dit dommage de ne pas les avoir lues avant d'attaquer le Canard sauvage, car la parenté entre toutes les cinq saute aux yeux. Et dans l'idéal, il serait bon d'avoir aussi lu Brand et Peer Gynt.


Il faut dire que le sujet-même pointe vers une forme symboliste, puisque c'est la quête d'idéalisme qui va porter le personnage de Gregers, pour des raisons qui ne sont pas forcément aussi pures qu'il le croit, et qui le mène à une intransigeance dont il ne déviera pas, avec des conséquences absolument désastreuses... pour les autres.


Gregers Werle est le fils d'un négociant, le vieux Werle, qui a pas mal de choses à se reprocher, notamment d'avoir envoyé en prison son associé, Ekdal, mais aussi d'avoir couché avec une domestique, Gina, à force de la harceler, engendrant ainsi une enfant qu'il n'élèvera pas, mais qui va hériter de la même tare génétique que lui, la cécité (la question de l'héritage génétique était déjà présent dans Une Maison de poupée et Les Revenants). Pour compenser ces peu glorieux états de service, il emploie pour de menus travaux son ancien associé Ekdal, le payant une misère, et s'est arrangé pour faire épouser son ancienne domestique au fils du d'Ekdal, Hjalmar, dont il a financé l'atelier de photographe. Et puis voilà, le vieux Werle est maintenant prêt à redémarrer une nouvelle vie en se remariant, puisqu'il est veuf depuis des années. Seulement, l'arrivée de son fils Gregers chez lui (qu'il a expressément invité) va provoquer une situation de crise. Outre que le fils déteste le père, l'accusant d'avoir trompé sa femme et ainsi poussée dans la tombe (ce qui n'est pas forcément exact, Gregers ayant une vue tronquée des faits), il est dégoûté par ce qu'il découvre : la façon dont le vieil Ekdal est traité, et la sournoiserie du vieux Werle qui a mené au mariage de Hjalmar et Gina. Gregers se donne donc une mission : révéler tout ce qu'il sait à Hjalmar, son ami d'enfance, pour que débarrassé des mensonges du passé, celui-ci puisse prendre un nouveau départ avec Gina et leur fille, Hedvig. Or Gregers connaît très mal Hjalmar, et la mission de Gregers prend un tour pour lui inattendu. Et terrible.


Mais que vient faire un canard sauvage là-dedans ? C'est toute la symbolique de la pièce. le vieil Ekdal, qui vit avec son fils, sa belle-fille et sa petite-fille, a aménagé un grenier dans lequel vivent des animaux qu'il a recueillis : lapins, poules, pigeons, ainsi qu'un canard sauvage qui a failli être tué à la chasse (par le vieux Werle, naturellement !) et qu'il a sauvé. Ce canard, la petite Hedvig y est très attachée. Il représente la vie que ne peut plus mener le vieil Ekdal, qui passait autrefois ses journées dans la nature, et l'enfermement de tous les personnages - dans des rêves d'invention photographique géniales, pour Hjalmar, dans un ménage où elle doit tout assumer, pour Gina, dans la cécité qui vient (diagnostic dont elle n'est pas informée) et surtout dans le jeu malsain des adultes, pour Hedvig. Gregers, lui, voit dans ce canard la métaphore de sa mission : sauver Hjalmar et sa famille de la pourriture (le passé) qui est censée les faire sombrer.


Le grenier lui-même, baigné d'une lumière glauque, censée rappeler la forêt, encombrée de bois mort, est un lieu où s'exerce la cruauté : le vieil Ekdal qui ne sort plus de chez lui, ne veut pas pour autant renoncer aux plaisirs de la chasse. Aussi tue-t-il régulièrement quelques-uns de ses lapins, censés vivre protégés dans ce refuge, au fusil ; du coup, l'image apaisante d'un havre de paix que donne le grenier au début de la pièce change un tant soit peu . Quant à Gregers, il imagine de pousser Hedvig à tuer le canard sauvage, auquel elle tient tant, pour retrouver l'amour de son père. Car, évidemment, Hjalmar n'a pas tout à fait les mêmes vues idéalistes que Gregers, et Hedvig le répugne lorsqu'il apprend qu'elle est la fille du vieux Werle. de la quête du salut au sacrifice, il n'y a qu'un pas chez la plupart de ces personnages - de préférence le sacrifice des autres pour ce qui est des personnages masculins, qui s'adonnent franchement à la cruauté, contrairement aux personnages féminins.


Un autre personnage a son importance : le docteur Relling, qui combat l'idéalisme aveugle de Gregers et lui demande de laisser les autres vivre en paix avec leurs compromis, même mensongers. Gregers est persuadé que sa mission est juste, mais il est incapable de concevoir que Hjalmar n'a pas la force de caractère nécessaire pour faire face à ses révélations. La quête de Gregers n'est pas censée être mauvaise en soi - Ibsen ne se pose pas en juge. Mais, qu'elle soit dirigée par de mauvaises raisons, qu'on peut qualifier d'égoïstes (vengeance envers le père, désir de trouver un but à sa vie), ou que Gregers soit incapable de voir les autres et le monde tel qu'il est, la question se pose brutalement : que vaut un tel idéalisme, doit-on refuser tout compromis en son nom, au risque de basculer dans la tragédie ? Ou au contraire vivre en se cachant et en oubliant la vérité ?
Commenter  J’apprécie          312



Ont apprécié cette critique (31)voir plus




{* *}