La violence, les crimes, les vagues de haine numérique sur les réseaux sociaux, les discours où la politique se mêle à la religion, la menace du terrorisme, l'armée déployée à l'intérieur même du pays, les tensions permanentes à toutes les frontières : le couvercle est trop lourd pour permettre à la liberté de s'exprimer sans peur.
J'attendais tout de Bombay, de ses gratte-ciel et de sa réputation sulfureuse. Bombay est la plus grande ville d'Inde. Elle s'étire sur vingt-deux kilomètres dans la mer d'Arabie, mais la presqu'île ne dépasse jamais les cinq kilomètres de large.
Elle devait agir. S'enfuir. Devenir elle-même avant qu'on ne l'en empêche à jamais.
Contrairement à la France, on les croise dans les classes affaires des avions et dans les salles de réunions internationales, assises au premier rang. Elles sont à la tête des secteurs bancaire et hospitalier. Architectes, professeures, femmes politiques. L'Inde est l'un des premiers pays du monde à avoir élu une femme à leur tête, Indira Gandhi dès 1966, trois ans avant Golda Meir en Israël, plus de dix ans avant Margaret Thatcher et pas moins de quarante ans avant Angela Merkel. Quant à la France, je n'ai pas souvenir d'avoir beaucoup vu de femmes aux commandes du pays.
Je me demande même si, à force de bouger, il me reste des racines.
Cette absence de racines a fait de moi un chien errant.
Les collusions entre les mondes de la justice, de la police et de la politique sont incalculables.
Il suffirait de peu pour qu'un de ces petits groupes chauffés à la propagande de l'Hindutva - la "Nation hindoue" - se saisisse d'elle pour en faire une prise de guerre. Ils pullulent dans les rues de Delhi à Nagpur, font régner la terreur parmi tous ceux qui ne sont pas conformes â leur grand projet d'épuration ethnique et religieuse. Les musulmans, chaque jour un peu plus, rasent les murs à l'approche des cortèges safran de la Nation hindoue, mais aussi les basses castes réduites à accepter l'opprobre et l'humiliation quotidienne, la bouche emplie de poussière et de sang, les yeux cernés par les nuits sans sommeil.
Les métiers "sales" sont tenus à l'écart, évidemment. Vous voulez un boucher ou un poissonnier ? C'est à l'INA Market qu'il faut aller, avec ses empilements de cages d'animaux endormis et ses bassins de polystyrène où grouillent tous les poissons et mollusques des océans et des rivières de l'Inde et du Sri Lanka.
Je sais désormais que les pots sont cassés pour éviter que la salive d'un client vienne souiller l'âme d'un autre. La salive et le sang.
Si le système de classes provoque la division du travail, les ouvriers eux-mêmes sont unis par leurs bras. Les castes, elles, vont plus loin : elles sont affaire de salive et de sang. Elles induisent la division des humains entre eux. Elles rendent impossible toute solidarité. Pas de solidarité, pas de révolution. Pas de révolution, les castes demeurent et l'Inde avec elles.