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Critique de domi_troizarsouilles


2005. Natchez, Mississipi, ville-frontière avec la Louisiane, posée sur les bords du fleuve. Penn Cage, ancien procureur, en est devenu maire. Sa vie bascule le jour où Viola Turner, née à Natchez et qui a travaillé quelques années comme infirmière avec son père, revient y mourir après en avoir fui plus de 40 ans plus tôt. C'est que le fameux Tom Cage, le père de Penn donc, médecin vieillissant et malade du coeur, apprécié depuis toujours par les Blancs comme par les Noirs de la région, dans ce Sud qui ne s'est jamais débarrassé de ses haines ancestrales, est accusé de l'avoir tuée, au mieux sous forme d'un suicide assisté (quand le médecin prépare la seringue fatale), au pire sous forme de meurtre (quand le médecin, en plus, est celui qui injecte le produit). Dès lors, Penn n'aura de cesse de se demander si son père est vraiment coupable, et de chercher à le protéger, quelle que soit la réponse.

Et j'avoue : comme le début du livre traite essentiellement de ça (et quand je dis « début du livre », il faut le mettre à l'échelle des presque 1200 pages, donc ça dure sur plus de 100 pages !), j'ai eu peur de m'ennuyer… La Belge en moi ne comprend pas cet acharnement de tant et tant de pays (pourtant démocratiques et prônant des valeurs humanistes) à refuser à ses citoyens le droit de mourir dans la dignité, et à poursuivre en justice ceux qui, aux prises avec la souffrance humaine au quotidien, choisissent d'assister avec sérénité ces patients quand ils arrivent au bout du chemin. La loi sur l'euthanasie, dans mon petit pays, est passée en 2002, et n'a jamais été remise en cause par aucune majorité politique depuis lors ! Oh, ce n'est pas un sujet facile pour autant, et quand mon père a commencé à en parler en fin de vie, toute la famille a bien sûr commencé par le freiner des quatre fers ! (finalement le sujet n'a pas dû être approfondi, la Faucheuse est passée toute seule bien plus tôt que prévu, bien trop tôt…)
Mais disons que je n'avais pas vraiment envie de lire un livre entier sur le sujet… Des pages et des pages de débat pour savoir s'il s'agit d'une euthanasie-suicide ou d'une euthanasie-meurtre, non merci !

Heureusement, très vite (à nouveau, et promis, je ne le répéterai plus ensuite : toutes les expressions de rapidité ou de longueur doivent toujours être considérées à l'échelle de ce très gros livre), on comprend que cette histoire va bien au-delà d'un simple débat prolongé sur l'euthanasie, même si le sujet revient quelquefois. Ce livre aborde bien d'autres thèmes – je ne vais pas tous les épingler, mais les plus évidents, à mes yeux, sont, outre la position d'un médecin face à l'euthanasie : les magouilles politiques et autres dérives policières, le rapport des journalistes au monde (que ce soit un certain acharnement à trouver la vérité quoi qu'il en coûte… ou, tout à l'opposé, une certaine fièvre à publier l'article avec un grand A, qui marquera les mémoires et vaudra une reconnaissance éternelle dans le milieu) et alors, couvrant tout d'un nuage éternellement sombre et écoeurant, le racisme dans ce qu'il a de plus extrême. Personne n'est vraiment épargné… mais sont-ils tous mauvais pour autant ?

Ainsi, au cours des deux journées hyper-détaillées que couvre ce livre, on croise plusieurs personnages récurrents, vus à tour de rôle par un narrateur omniscient, tandis que les interventions de Penn (qui va en quelque sorte mener l'enquête, dans le seul but d'éviter la prison, ou pire, à son père qu'il considère bien un peu comme un héros) sont toujours celles d'un narrateur interne à la 1re personne du singulier, ce qui donne un effet « roman choral » assez particulier. Or, ces personnages, au fil d'une action, d'une rencontre, à la faveur de leur passage dans telle ou telle rue, nous replongent dans leurs souvenirs, qui tournent majoritairement autour de l'année 1964 – ce contexte bien particulier, ici fictionnel mais inspiré de faits réels, où Martin Luther King a osé avoir un rêve, ce qui n'a pas plu au Ku Klux Klan, et encore moins à un groupuscule composé de certains de ses dissidents ultra-violents, qui se font appeler les Aigles bicéphales.

L'auteur le souligne lourdement, d'une façon qui se veut neutre, mais d'où ressort un mélange de honte et de colère d'être blanc dans un tel pays : on est dans le Sud profond de 1964 où, 100 ans après la guerre de Sécession pourtant perdue, rien n'a vraiment changé, les mentalités ont à peine évolué, les meurtres raciaux sont courants et impunis, au plus fort du Mouvement pour les Droits civiques.
C'est aussi ce Sud de 2005, bien-aimé semble-t-il pourtant ; l'ouragan Katrina vient de passer, faisant des ravages parmi une population composée à plus de 80% de Noirs, alors que la plupart des rares Blancs sont encore et toujours esclavagistes dans l'âme, détiennent la majorité des richesses, et tirent toutes les ficelles par un jeu de relations phénoménal et qui semble indestructible. Or, faire remonter ces différents meurtres d'autrefois, qui n'ont jamais été élucidés, dans le silence assourdissant des différentes forces de l'ordre (en partie corrompues, d'ailleurs), c'est risquer sa peau jusqu'en ce début de XXIe siècle où a lieu l'action. C'est le cas par exemple de l'un des personnages que j'ai trouvé parmi les plus attachants : le journaliste d'investigation Henri Sexton, qui a essayé de son côté d'élucider ces différents crimes tout au long de toutes ces années, jouant ainsi lui aussi le rôle d'un enquêteur, même si sa quête est autre que celle de Penn.

On alterne ainsi constamment entre deux époques (avec aussi çà et là des évocations de la guerre de Corée ou du Vietnam), sans jamais s'y perdre tant elles sont bien balisées. Ces deux journées de 2005 sont marquées par divers rebondissements, et un climat de tension de plus en plus oppressant jusqu'à une certaine horreur, c'est un véritable crescendo narratif ; tandis que les événements passés remontent peu à peu à la surface, de plus en plus clairs, et toujours baignés d'un voile de violence extrême. Certaines scènes, certains passages qui évoquent ce que ces Aigles bicéphales ont alors infligé à leurs victimes est évoqué en quelques mots à peine, bizarrement ça ne prend jamais beaucoup de place… mais ça prend toute la place dans la tête du lecteur, car c'est au-delà de l'imaginable, au-delà du racisme, ce sont presque des scènes de guerre – âmes sensibles s'abstenir ! Et ça touche profondément la part humaine qu'on a en nous (du moins je l'espère), car on devine trop bien à quel point c'est réaliste, on sait trop bien que certains membres du Ku Klux Klan ont infligé une mort lente abominable à ceux qui avaient commis le seul crime de ne pas avoir la « bonne » couleur de peau… C'est bien simple : j'ai dû refermer le livre à certaines pages, partagée entre larmes et haut-le-coeur.

On pourrait donc se demander : comment et pourquoi suis-je parvenue jusqu'à la fin d'un tel livre ? Il y a plusieurs raisons. D'abord, la plume de l'auteur est exceptionnelle. Malgré la longueur de ce livre (oups ! j'avais promis icon_grin ), qui ne représente qu'un gros tiers de la trilogie – car, oui, rien n'est résolu à la fin de ce livre : il reste deux tomes d'environ 900 pages chacun ! - , il n'y a pas un seul temps mort, tout au plus des temps de « repos ». L'auteur maîtrise de façon extraordinaire la façon de distiller l'intrigue : on passe par divers registres, entre dialogues relativement « calmes » qui font se reposer le lecteur, révélations intenses qui provoquent des réactions très physiques comme mentionné plus haut, scènes d'action au cours desquelles le coeur s'emballe au rythme de celui des personnages, ou réflexions de l'un ou l'autre personnages (et notamment de Penn) qui remet ainsi les choses à plat au fil de la lecture, comme pour s'assurer que le lecteur puisse suivre. le tout donne une impression de grande densité, eh oui, il n'y a pas que le nombre de pages qui fait que ce livre est une brique... mais plus encore une véritable bombe !

Ensuite, s'il est clair que l'auteur a un avis assez tranché sur toute une série de questions, à travers ses différents personnages, il ne l'impose jamais, au contraire. Il le présente d'une façon mesurée, néanmoins touchante, et n'hésite pas à relever que tout est toujours plus complexe que ce que l'on croit, même du côté des « bons ». Je ne peux m'empêcher de citer l'une des phrases finales (qui n'est en rien un spoil) : Tom se rappela une citation du cousin de Peggy, Robert Penn Warren : « Or toutes les recherches des historiens tendent à mettre en lumière cette vérité universelle selon laquelle l'être humain, dispositif extrêmement complexe, n'est pas bon ou mauvais, mais bon et mauvais, car le bon se dégage du mauvais et réciproquement. » (fin de la citation)
À l'image de cette citation, ce livre est écrit dans un langage assez soutenu, ce qui accentue l'impression de densité. Cela dit, même si ce niveau d'écriture rend l'ensemble un peu moins abordable que nombre de policiers plus « faciles », ça multiplie d'autant le plaisir d'une lecture vraiment intéressante et approfondie… et aussi très orientée, mais dans un sens qui me parle vraiment.

Enfin, bien au-delà de ses aspects de roman policier de haut vol, sur une période particulièrement noire (sans mauvais jeu de mots !) de l'histoire américaine, ce livre est aussi profondément humain, et dès lors porteur de très nombreuses émotions. On espère même une certaine rédemption pour les Aigles bicéphales, au moins certains d'entre eux ; tandis qu'on tremble pour tous les « bons ». Cela dit, bizarrement, à part le journaliste (et véritable enquêteur) Henri mentionné plus haut, ou le Dr Tom Cage et son vieux copain Walt, aucun d'entre eux ne m'a paru attachant au sens classique du terme. Penn a un côté trop formel, polissé, à l'image du politicard pourtant investi pour sa ville, qu'il représente, tandis que sa compagne, journaliste carriériste qui oscille toujours entre son espoir d'un nouveau prix Pullitzer et son attachement à des valeurs davantage liées à la famille, a un petit côté agaçant. Cependant, on vibre pour eux et avec eux… et tout cela résonne d'une façon encore plus particulière, sachant que, par un hasard tout à fait imprévisible de mon calendrier de lecture, j'ai terminé ce livre le lendemain du jour où Derek Chauvin, ce policier blanc qui a tué le malheureusement célèbre George Floyd, a été reconnu coupable de tous les chefs d'accusation retenus contre lui. Mon coeur a tressailli d'un certain soulagement, en voyant cet homme quelque peu altier, arrivé libre au tribunal, tout mignon dans son costume (selon les mots de ma fille de 12 ans !!…), mais reparti menotté !
Et de se dire avec une certaine aigreur qu'il aura fallu attendre 2021 pour qu'un policier blanc, manifestement « dangereux » quand on lit sa biographie (il a même une page sur Wikipedia !), soit enfin reconnu coupable du meurtre d'un homme noir, dans ce pays où de tels meurtres ont lieu bien trop souvent, alors qu'il se définit comme la plus grande démocratie du monde et prétend aller des leçons de démocratie aux 4 coins du monde… Greg Iles a dû quant à lui faire des bonds de joie !

Oui, on l'a compris, malgré le défi qu'il représentait j'ai vraiment adoré ce livre ! C'est un coup de poing très dur et prolongé, j'en ai encore mal jusqu'au fond des tripes, mais il est en quelques sorte incontournable, de par les thèmes forts qu'il aborde. Et, bien entendu, je pense que je lirai les deux tomes suivants – même si mon calendrier de lecture pour les prochaines semaines est déjà très chargé et ne les inclut pas, je crois que je vais les y insérer sans trop tarder !
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