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Critique de oblo


oblo
15 février 2021
Verbes à l'infinitif, phrases courtes : on ne trouvera guère de lyrisme dans les pages de Joseph Incardona. le sujet, il faut dire, ne s'y prête pas : une jeune fille de douze ans est enlevée sur une aire d'autoroute, un quinze août, par l'homme invisible. Sur les traces de ce dernier, il y a la gendarmerie, bien-sûr, qu'incarne le capitaine Julie Martinez ; il y a aussi Pierre Castan, qui fut médecin légiste dans une autre vie, et qui traque cet homme mystérieux qui a enlevé et tué sa fille Lucie, quelques mois auparavant. Roman noir, parce qu'il se saisit d'un fait divers terrible pour se glisser dans les rouages de la société contemporaine, Derrière les panneaux il y a des hommes dresse le constat accablant de l'extrême solitude de l'homme. Pour ce faire, Incardona use de deux outils : un lieu, l'autoroute, comme symbole désespérant du monde moderne, et une langue abrupte qui se fait le miroir de la brutalité des hommes.

Comme Lucie et une autre petite fille, Marie a été enlevé sur une aire d'autoroute. Toute la narration s'y déroulera, dans une sorte de huis-clos tenu entre des échangeurs et des sorties d'autoroute. Car l'autoroute est un lieu - pas un point précis d'une carte, mais un territoire identifié clairement, avec ses codes - double dans nos sociétés contemporaines. C'est un lieu indispensable, car les marchandises y transitent et les hommes y passent. En même temps, c'est un lieu en marge de la société : ni ville, ni campagne, l'autoroute n'est pas vraiment un lieu humain, ni naturel. le goudron y est roi et la mécanique y est reine. Marie est enlevée un quinze août, en plein chassé-croisé des vacances d'été. L'autoroute exprime alors son plein potentiel du mouvement perpétuel, ce qui rend la traque du kidnappeur extrêmement difficile. Tant de voitures, et une seule à trouver, pour une vie à sauver. L'autoroute, un quinze août, est un monde à part avec ses aires de repos, avec ou sans services, où l'on retrouve les mêmes pompes à essence, les mêmes paquets de chips, les mêmes livres de poche et les mêmes toilettes. Les aires d'autorité apparaissent comme des îlots de sécurité sur ce lieu étiré et dangereux qu'est l'autoroute. Triste paradoxe pour Pierre Castan et pour les parents de la petite Marie. Là où tout est lissé, confortable, familier, là ont disparu leurs filles. Ce lieu normé et pourtant anormal influence, visiblement, ceux qui le fréquentent trop : Pierre Castan, comme Pascal, le meurtrier, sont, chacun à leur manière, à la frontière de l'humanité.

Les voitures lancées à cent trente à l'heure, les personnes inconnues qui vous entourent au snack. L'autoroute révèle aux hommes l'incommunicabilité inhérente à leur condition. Tous les personnages du roman éprouvent d'énormes difficultés à communiquer. Non pas à saluer autrui, non pas à échanger de banals propos, mais à exprimer leur être profond. Julie Martinez éprouve un vif désir pour son second, Thierry Gaspard, qui l'éprouve en retour, mais les deux ne se l'avouent pas (conventions sociales, relations professionnelles). Pierre Castan, isolé dans sa bulle de souffrance, n'a plus qu'un lointain rapport avec le répondeur téléphonique de son épouse, Ingrid, qui elle-même n'est plus en relation avec le monde qu'aux moyens du douloureux plaisir que lui offre la masturbation et à celui des rapports anaux qu'elle consent avec les livreurs en scooter. Pascal, lui, est isolé du monde par sa surdité, et c'est la révélation continue de son incommunicabilité, l'implacable totalité de son silence, qui l'empêchent d'aimer ; ainsi il tue. Quant aux autres personnages, du vieux Jacques qui entasse les preuves matérielles dérisoires de sa propre vie à Lola, une prostituée transsexuelle trop homme ou bien trop femme pour ceux et celles qu'elle croise, ils éprouvent tous la même impossibilité de dire.

De cette incommunicabilité générale découle la solitude normale des hommes. C'est peut-être cela que révèle, en miroir inversé, le mouvement perpétuel de l'autoroute, la consommation outrancière de sandwichs triangulaires et de carburants : l'homme est désespérément seul. Partant, cette société où tout va vite, doit-elle être remise en cause ? À défaut, on peut se mettre à sa marge, ainsi que le fait Pierre, qui mène lui-même son enquête, recherche la moindre information, mais, surtout, veut soustraire le coupable à la justice pour le soumettre à la sienne propre, à la différence que le jugement est déjà rendu et que la peine est déjà imaginée ; car cette société n'est pas entièrement déshumanisée, et l'amour, même ténu, est encore la valeur suprême.

La langue de Joseph Incardona se veut le miroir de la brutalité humaine. Les phrases tombent comme des sentences. Point à la ligne. Et plus rien à ajouter. Cela donne un aspect mécanique à la narration, une inhumanité qui colle bien au lieu dans lequel cette narration prend place. Incardona dit les choses telles qu'elles sont, dans leur crudité : crudité de la consommation imbécile, crudité des corps léchés, sucés, pénétrés, crudité de l'absence de sentiment. Derrière les panneaux il y a des hommes, dit le titre, et derrière les hommes, il y a une solitude extrême et un mince fil nommé amour, qui les relie entre eux. Incardona casse le fil, et les hommes disparaissent derrière les néons et les panneaux.
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