Florence, années 1500
Le peintre entama un œuf dur et but une gorgée d’eau, puis il se pencha vers le panneau en bois de peuplier et déposa une touche d’ocre sur le téton droit de la jeune fille. Il recula pour juger de l’effet. Son coude heurta une cruche qui vola au sol où elle se brisa. Poussant du pied un tesson dans la lumière qui tombait d’une lucarne, il l’envoya valser sous un tabouret et se concentra sur son œuvre.Elle était belle, Simonetta, il l’avait particulièrement réussie. Ce front dégagé à la mode florentine, cette chevelure tressée, cette poitrine… Comment croire qu’elle était morte si jeune en crachant ses poumons ? Grâce à lui, elle échappait au néant. Que ne pouvait-il lui redonner vie, la prendre dans ses bras, étreindre sa chair, mordre sa bouche !Il ferma les yeux, assailli de visions voluptueuses. Après quelques minutes, apaisé, il considéra la miniature qui lui servait de modèle. Il n’avait pas perdu la main. Fier de son talent, il entreprit d’éclaircir le ciel nuageux sur lequel se détachait le visage de la jeune fille, se demandant avec curiosité quel serait le destin de son tableau, et si les siècles futurs en auraient connaissance.
Gagner sa vie ! Pourquoi il faudrait la gagner en s'abrutissant du matin au soir ?
C’est dimanche, repos à tous les étages ! proclamaient les immeubles de la rue Saint-Georges. À trois heures de l’après-midi, le quartier de la Nouvelle Athènes somnolait sous un ciel cendré porteur de pluie.
— Sunday, le jour du soleil, tu parles d’une blague bien parisienne, marmonna Jeremy Nelson.
A vos yeux, je ne suis qu'une ruine antique, de beaux restes mis en valeur par d'habiles restaurateurs de musée, un trophée archéologique, une victime du temps promise à la décadence !
- Ah ! Parce que monsieur est au-dessus des contingences matérielles ! Pour dîner avec le diable il faut une grande cuiller.
Mardi 27 septembre 1921
Jeremy Nelson avait toujours vu Londres à travers ses lectures de Dickens : une ville tentaculaire bâtie au hasard, où les émanations d’essence se diluaient dans les effluves de tabac blond, de goudron humide et d’eau de mer. Depuis son retour d’une tournée épuisante à Brighton, il rongeait son frein en misant sur la chance et la constance. Il était à cran : impossible de contacter ce M. Legris susceptible de lui fournir des indices quant à ses origines. Déterminé à ne pas lâcher prise, il consacrait ses dernières journées sur le sol anglais à guetter le lieu où il aurait l’opportunité de le rencontrer.
Depuis le matin il arpentait Charing Cross Road. Il avait comptabilisé plus de deux cents bus rouges à impériale, soixante-douze tricycles de livraison, une kyrielle de chapeaux melon-parapluies, ingurgité des fish and chips aussi salés que la mer Morte, sans que la pancarte closed de la librairie ne le cède à open.
Il s’octroya un ultime essai en priant le génie des quêtes problématiques de lui accorder le succès. Un nuage creva. Il s’arracha à la contemplation de la jeune femme en pantalon et casquette juchée sur une échelle, en train de tapisser les murs d’affiches criardes à la gloire de Bovril, « le plus goûteux des concentrés de bœuf », et fila se réfugier dans le hall du Garrick Theatre. Indifférent aux photographies de Basil Rathbone1, il tira de sa poche un bout de papier tellement manipulé qu’il partait en lambeaux et vérifia l’adresse :
Legris and Co
Booksellers
72, B Charing Cross Road
WC2, Westminster
Il consulta sa montre musicale, satisfait d’avoir fait réparer cet oignon dont l’aigre mélodie lui rappelait son enfance. Bientôt dix-sept heures trente.
Le ciel s’était tari. Un joueur d’orgue de Barbarie débitait l’impérissable You Should See Me Dance the Polka.
- Encore ! protesta Sammy qui pensa : "Je suis frit." C'est roulant, dès que vous avez un truc en tête, vous vous dîtes : qui vais-je prier de s'en occuper à ma place ? Et toc, ça tombe sur bibi.
- Oh, moi, je ne suppose jamais, j'incite à la réflexion, j'exacerbe la tentation, n'est-ce pas le rôle d'un des sept princes de l'enfer ? Sachez qu'en amour il n'y a que que les commencements qui soient charmants, c'est pourquoi on trouve du plaisir à recommencer souvent. Procurez-vous donc un journal, jeune homme.