J'ai construit la Grande Pyramide

"Etre utile à autrui cassait les soucis personnels."

"Empreintes de souvenirs, les heures s'écoulèrent au gré d'un vent tiède ; je me détachais de mon souvenir mais ce n'était pas facile de mourir."

— Regarde ; que discernes-tu d’étonnant ?
Malgré l’obscurité croissante, les formes multiples du paysage minéral demeuraient perceptibles.
Et l’une d’elles me frappa.
— Cet énorme rocher… Ne serait-il pas l’antre des démons ?
— Si c’est le cas, ils en seront expulsés.
— Comment ?
— Une équipe d’artisans aguerris transformera ce rocher en une gigantesque sculpture, à tête de pharaon et à corps de lion. Il sera un veilleur aux yeux perpétuellement ouverts, le protecteur du site.

Pendant les semaines qui suivirent, je ne cessais d'interroger la lune, en perpétuelle mutation ; j'appris à croître et à décroître, à ne pas désespérer lorsqu'elle était sur le point de disparaître, à ne pas clamer que la victoire était acquise quand elle atteignait la plénitude de son disque. Sacrifiant des heures de sommeil, j'associais mes observations à l'étude d'une liste de hiéroglyphes, remise par le vieux ; le papyrus avait beaucoup servi, mais les signes, tracés d'une manière admirable, m'enseignèrent le ciel, la terre et le monde souterrain. Allant à l'essentiel, les paroles de Thot, le scribe divin, m'élargirent le cœur.

Au fil du fleuve,le passe s'estompe;le capitaine n'a ps tort:le Nil possede une magie redoutable,absorbant les pensees et les souvenirs.Qu'importent la famille,le village,l'enfance...Le courant et les vents les emportent

L'intérieur de la pyramide avait une vertu stupéfiante : abolir le temps. Ici le temps ne s'écoulait pas ; en travaillant la pierre, nous nous imprégnions de sa nature, indifférente aux fluctuations humaines.

Voir la pyramide s’élever, assise après assise, procurait un véritable bonheur ; les géomètres étaient responsables de la précision des mesures, conscients qu’une mince erreur à la base provoquerait, au sommet, un décalage mortel. Ils ne cessaient de vérifier, et le nivellement, effectué toutes les dix assises, requérait un maximum de soins. En utilisant le niveau triangulaire à fil à plomb, une règle et une mire, ils évitaient les erreurs ; si nécessaire on retaillait les blocs.
Ceux de parement étaient du calcaire blanc et brillant de Tourah, d’une finesse exceptionnelle. Celui de Guizeh, plus grossier, suffisait pour le soutien ; et divers résidus de pierre composaient le remplissage. En ravalant au fur et à mesure qu’on montait, on corrigeait sans délai le moindre défaut.

A cet instant,je fus conscient de l'importance vitale de la pyramide;les exploits techniques,qui nécessitaient tant d'efforts et de motivation n'etaient rien au regard de la signification de l'œuvre,dont chaque detail avait un sens.Le plan du maitre d'œuvre,n'etait le produit ni de son imagination ni de son bon plaisir,mais l'expression de la pensee divine et la concretisation de l'invisible

Si la construction de la chambre du roi était menée à terme, si le chantier et la ville ne parlaient que de cette étape décisive en se félicitant de notre succès, sorte de miracle, je n'avais aucune certitude quant à la suite des événements. La pyramide était loin d'être terminée ; achever la couverture de la grande galerie ne poserait pas de problème majeur, mais il en irait autrement des chambres de décharge, un dispositif inédit donc l'efficacité restait à démontrer. Empêcherait-il vraiment une énorme masse de pierres de défoncer le plafond plat de la salle de résurrection ? Le calcaire n'aurait pas résisté, le granit y parviendrait-il ?

À Guizeh nous disposions d’une carrière, au sud de la future pyramide, et des spécialistes détachaient chaque jour des blocs de la roche ; mais le calcaire, jaunâtre, était assez grossier, alors que celui de Tourah, fin et lisse, offrait une blancheur exceptionnelle, animée d’une lumière intérieure. À l’aide de pics en pierre dure, de maillets en bois et de ciseaux de cuivre, les meilleurs carriers du royaume s’échinaient dans de vastes salles d’une hauteur impressionnante et creusaient de profondes galeries. Cette pierre-là, tendre à l’extraction se durcissait sitôt exposée à l’air ; c’est pourquoi les spécialistes la préparaient à l’intérieur même de la carrière, avant le transport.