Vincent qu'on assassine

Le médecin s'apprête à mettre fin à l'entretien, quand tout à coup, une idée semble venir à l'esprit de l'homme, qui se tourne vers lui.
"Accepteriez-vous de poser pour moi, docteur ? demande-t-il d'une voix rauque, avec un débit précipité.
-Mais... pourquoi pas ? " répond Félix Rey, pris de court.
Tout ce qui peut faire plaisir au malade contribue bien souvent à sa guérison, a-t-il l'habitude de répéter.
[…] Le malade sort tout ragaillardi à cette perspective, note Rey. Pauvre bougre. Parfois il suffit de pas grand-chose pour les aider à aller mieux.

Quant aux portraits... il résume en quelques mots le paradoxe de sa situation : ce qui l'intéresse , c'est de peindre des figures de travailleurs. Or, les bourgeois n'achètent pas de portraits du peuple, et les gens du peuple n'ont pas les moyens de se les offrir...

Il aime ces fleurs du Midi qui s'orientent vers le soleil, en adoratrices humbles et passionnées. Il aime leur rotation fervente, mais aussi le fait que leur admiration se traduit par une imitation modeste de leur divinité : leur cœur et leur pétales ne sont rien d'autres qu'un hommage coloré et vibrant au soleil.

Peindre, des heures durant, en plein soleil, sentir la nature écrasée de chaleur, et vibrer à l'instar de la moindre tige de blé, du souffle de vent qui passe. Refléter l'univers sur sa toile, et ce faisant, y trouver sa place.

L'autre jour, quelqu'un - un ouvrier passant dans la rue sans doute - a craché sur la toile qu'il avait mise à sécher sur le rebord de sa fenêtre. Un jet de salive imbibée de tabac à chiquer a dégoulinė sur le tableau, imprėgnant les couleurs de jus brun, abîmant la toile sans recours. Sans doute, cet homme n'avait pas idée de l'effort qu'il met à peindre, sans quoi...Il ne traiterait pas son travail ainsi, assurément. Ces gens-là ne sont pas méchants. Ils ne se rendent pas compte, voilà tout.

Le docteur Félix Rey contemple avec effarement son portrait que Vincent, tient devant ses yeux. Il regarde stupéfait la moustache qui vrille, l’œil coquin, les lèvres charnues. les coups de pinceau bien visibles délimitent les contours du veston, accentuent les reflets de la chevelure, marquent les reliefs de la carnation...
p 164

Il ne veut plus être l'exclu, il ne veut plus qu'on lui reproche son étrangeté. Il veut appartenir à la compagnie des hommes (...) (p. 249)

"Vous êtes comme deux versions légèrement différentes d'un même portrait", répond Johanna, et à l'entendre, Vincent et Théo se regardent et rient ensemble d'un même rire heureux, tant elle a bien su formuler le lien si étroit qui les unit. (p. 214)

Mais lui, il voulait s'essayer à montrer comment il voit les choses, expérimenter de nouvelles façons d'utiliser les couleurs, représenter les champs et les fleurs d'une façon inédite. Il n'avait pas envie de s'en tenir aux façons de peindre élaborées par d'autres, faire et refaire ce qui avait déjà été fait mille fois, quel intérêt ? Il voulait donner à voir le monde tel qu'il le ressent.

Comment Johanna percevra-t-elle son frère? En lui, malgré les discours rassurants, cette inquiétude persistante : il n'a rien caché à sa future femme, ni l'étrangeté de Vincent, ni le fait qu'il dépend de lui financièrement, ni son hospitalisation. Tout cela, il le lui a dit clairement, il n'a pas voulu qu'elle l'épouse sans savoir ce qu'il en était du lien entre Vincent et lui, il n'a pas voulu qu'elle puisse lui reprocher quoi que ce soit ensuite, ni qu'elle puisse exiger de lui qu'il rompe avec son aîné. Johanna est une femme sensible et intelligente, c'est d'ailleurs ce qui lui a tant plus chez elle, mais tout de même....
Sa propre mère a renoncé à attendre quoi que ce soit de Vincent, comment sa belle-soeur le supporterait-elle ?