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Critique de AugustineBarthelemy


Philippe Jaenada a un pote. Un pote qui le tanne depuis des années sur son grand-père. Un grand-père a l'histoire géniale, qui passionnera les foules. Mais que voulez-vous ? L'auteur qu'il est n'est pas convaincu. Il tergiverse. Il louvoie ; oui, non mais là, je suis sûr Sulak, c'est un gros morceau…Hum, mais vois-tu, j'ai trouvé l'histoire d'une petite nana, Pauline Dubuisson, trop moderne pour une société trop tradi, qui a besoin de compenser son comportement pas bien brillant de l'Occupation en se vengeant sur une femme (en passant, La Petite femelle est un roman absolument incontournable). Tu sais que mon grand-père a été impliqué dans l'histoire d'un triple meurtre ? Ah ? Tiens…c'est déjà plus intéressant. Mais entre nous, je le connais pas ton grand-père, mais je suis sûr qu'il est coupable. Y a rien à faire dessus. Mais les esprits les plus brillants sont ceux qui sont capable de changer d'avis. Allez hop ! je l'achète ton histoire. Et voilà comment le lecteur se retrouve embarqué dans le récit de la vie d'Henri Girard, dit Georges Arnaud, pour son plus grand plaisir.

Henri Girard, c'est un peu le rejeton maudit d'une union hors nature. Je m'explique : il est le fils de Georges Girard, descendant d'une famille bourgeoise et argentée, et de Valentine Arnaud, simple fille de famille ouvrière, et communiste avec ça ! C'est un scandale, mais Georges l'épouse. Et Valentine enseigne à son fils un certain mépris de la classe bourgeoise. Quand sa mère décède de la tuberculose, le mépris d'Henri ne fait que s'accroître envers sa famille paternelle qui a refusé de lui venir en aide.

Le portrait d'Henri Girard n'est pas brillant, pas un chic type, cet Henri. Il ment comme un arracheur de dents, il en fout pas une, jette l'argent par les fenêtres, fait constamment appel à son père pour le renflouer, vole même l'argent de sa tante Amélie, il ira même jusqu'à inventer un improbable kidnapping par des nazis qui demandent, pour sa libération, une rançon de 100 000 francs. Il épouse une femme que sa famille désapprouve. Ensemble, ils se comportent comme des bêtes, ils provoquent la famille. Henri tire au fusil sur des tableaux de famille. C'est un violent, un colérique, on ne compte plus la vaisselle cassée qu'il envoie à la tête de son épouse lors des disputes. Il finit par divorcer (scandale !), épouse une autre femme, lui fait deux enfants, claque l'intégralité de son héritage en deux ans, s'enfuit en Amérique du Sud pendant deux ans. le fils de bonne famille devient un vagabond sans le sou. Il revient en France. le manque d'argent se fait sentir : de ses aventures en Amérique, il en tire un livre, le Salaire de la peur, en 1951 qui deviendra un film à succès sous la caméra de Clouzot, remportant le festival de Cannes. L'argent revient dans les poches de celui qui se fait désormais appeler Georges Arnaud. le vagabond devenu écrivain sulfureux se tourne volontiers vers la défense du faible. Il renoue même avec ses deux fils. Il est toujours aussi menteur, provocateur, insolent, en un mot comme en cent, insupportable : « Sale gosse, sale type, des claques, insupportable, il ne mue, instantanément, qu'en anéantissant la fortune familiale, et se transforme en nomade combatif qui ne possède rien et vient en aide à ceux qui en ont besoin. Un bon gars, finalement. » résume l'auteur.

Le premier tiers du livre est ainsi consacré à sa biographie. Ce n'est pas anodin : jusqu'à présent, le triple meurtre n'est pas abordé. Jaenada dresse le portrait à charge d'Henri Girard à dessein : le lecteur est tout disposé à le condamner, c'est le coupable idéal. Il aura assassiné sa famille pour en hériter. Aucun doute possible. C'est la voie que suivront les enquêteurs -sauf un- et le juge d'instruction. Henri Girard est un sale type, tout le monde le dit. Au village, tous rapportent les rapports houleux et les nombreuses disputes qui se passaient au château d'Escoire. La femme du gardien est catégorique, la tante Amélie n'était pas ravie du tout de l'arrivée de son neveu. Elle en avait un peu peur. Et le facteur est assez sûr de lui aussi : Henri a beaucoup insisté au téléphone pour que son père, à Vichy, vienne le voir au château. le juge Marigny en est certain : Henri aura attiré Georges sous un prétexte fallacieux. Il a tout prémédité minutieusement, il a agi avec un sang-froid hors norme. C'est assurément un monstre : il s'est acharné sur le corps de ses victimes, il leur a défoncé le crâne à coups de serpe dans leur lit, fauchés en plein sommeil. On a même dû nouer une serviette autour du crâne d'une des victimes, pour éviter qu'il ne se sectionne en deux. C'est dire la violence des coups, la sauvagerie de cet acharnement !

Les preuves s'accumulent : la serpe, c'est la gardienne qui la lui a prêtée, il voulait, paraît-il, ouvrir une porte coincée avec. Drôle d'outil pour débloquer une porte…On découvre aussi des cicatrices sur les mains d'Henri, ces marques sont celles de la serpe, en plus, on retrouve sous ses ongles des traces de limaille de fer. Il s'est aussi lavé la tête et le haut du corps : pour nettoyer le sang qui n'a pas manqué de le souiller. Et puis, le château était bien fermé. Il y a bien cette histoire de la fenêtre des toilettes désaffectées, un voleur aurait pu s'introduire dans la demeure par là. Mais non seulement il est impossible d'ouvrir les volets sans attirer l'attention, mais, même si ça avait été le cas, la fenêtre, elle, est inviolable. Et preuve ultime que personne ne l'a jamais ouverte : elle est couverte de vieilles toiles d'araignée. La famille Girard était appréciée dans le village, personne n'avait intérêt à l'assassiner. Tout accuse Henri Girard, ça ne peut être que lui. Et l'enquête est absolument exemplaire. Et les témoins fiables.

L'acquittement qui vient clore le procès d'Henri Girard est incompréhensible. Quoi ? le juge s'est laissé acheter par l'avocat de l'accusé, Maurice Garçon ? Il espérait que ce ténor du barreau glisse un mot favorable à la chancellerie, histoire de retourner à Paris et de sortir du mouroir qu'est le Périgord. C'est une honte, une parodie de justice ! On a libéré un coupable.

Mais le détective amateur Jaenada entame le dernier tiers de son récit. Et c'est un minutieux, qui, sous ses dehors débonnaires, ses allures de parisien perdu en terre inconnue et son goût immodéré pour le whisky, fait tourner ses petites cellules grises à plein régime. Les Archives départementales sont sa meilleure arme : tous les dossiers y sont versés, aussi bien ceux de l'avocat Maurice Garçon que ceux des enquêteurs. Et on y découvre d'autres pièces : des lettres privées, notamment, qui viennent porter un coup non négligeable au portrait de fils ingrat que l'on nous a dessiné jusqu'à présent. On y découvre un père aimant, un fils attentif, une relation plutôt harmonieuse, malgré les quelques crises qu'il y a pu avoir. Et si la tante Amélie était terrorisée par son neveu, ce n'est pas vraiment ce qui transparaît dans ses lettres, où elle se montre soucieuse du bien-être d'Henri, et réciproquement. La rumeur était donc fausse ? La vox populi aurait grossi les traits ? Peu à peu, tous les éléments tangibles et crédibles de l'accusation tombent et ne résistent pas à l'examen auquel l'auteur les soumet. Tout était manipulé, orienté, on a un peu forcé pour que le cube entre dans le cercle. Finalement, le jury ne s'est peut-être pas autant trompé que l'on croyait. Et le comportement d'Henri Girard devenu Georges Arnaud s'explique : son cynisme, ses provocations, son insolence ne sont que les fruits laissés par un emprisonnement injuste (19 mois de prison, sous l'Occupation, n'est pas anodin, hors Occupation non plus soit dit en passant), une innocence bafouée, une réputation traînée dans la boue, mais surtout, un mystère non résolu, un crime impuni. Henri Girard est moins un sale type qu'un écorché marqué par l'injustice.

Mais un crime sans réponse, n'est-ce pas un peu frustrant pour un lecteur ? N'ayez crainte, l'hypothèse formulée par Philippe Jaenada prend le relais et ne vous laissera pas sur votre fin. Après avoir percé à jour les rumeurs, les petits arrangements et autres rancoeurs de classe, après avoir exposé les erreurs, la mauvaise foi et la paresse de l'accusation, il propose une théorie fascinante et crédible, basée sur une recherche minutieuse et presque maniaque. Au lieu de retracer le simple récit de l'histoire officielle, comme cela avait été le cas pour Sulak et La Petite femelle, l'auteur semble prendre à coeur de réhabiliter la mémoire de Henri Girard/ Georges Arnaud.
Lien : https://enquetelitteraire.wo..
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