Kat sort en rampant des ombres nocturnes qui s'étendent le long de la résidence du coté de la rue, et se traîne jusque dans la cour éclairée. Elle avance en se tirant par les bras, qui s'écorchent et saignent contre le béton par terre. Mais elle se fiche de la douleur dans ses bras; elle veut seulement s'éloigner de l'homme au couteau.
Elle cherche juste à fuir.
Elle observe la cour. Celle-ci doit faire un peu moins de dix mètres de large et environ quinze mètres de profondeur, elle est toute en béton à l'exception d'un massif de fleurs rond au milieu et de quelques parterres en forme de demi-cercle sur les côtés, au pied de quatre immeubles qui composent la résidence. Il y a quatre bancs autour du grand massif central. Les immeubles font quatre étages. Kat n'a aucune idée du nombre d'appartements dans la résidence, mais elle sait qu'environ la moitié donnent sur la cour, et actuellement plusieurs fenêtres sont illuminées. C'est la première fois qu'elle voit autant d'appartements illuminés en rentrant du boulot. Il doit y avoir une douzaine de salons éclairés. Il doit y avoir plus de trente personnes derrière leurs fenêtres, éclairées ou non. Elle aperçoit leurs visages penchés vers elle. Elle distingue le blanc des yeux de certains d'entre eux."Au secours, appelle-t-elle. Je vous en prie - quelqu'un."
L'homme qui l'a attaquée se tient à moins de cinq mètres. Le couteau de cuisine à la main, il se tient à moitié dans l'ombre et à moitié sous l'éclairage de la cour. Il tourne en rond, il la cherche.
- Je sais que tu es là, dit-il, et je vais te trouver.
Il se déshabille et se contemple dans le miroir. Il n'aime pas ce qu'il voit.
La vie dans une ville comme celle-ci n'est qu'une suite ininterrompue de brèves rencontres accidentelles : des milliers d'inconnus qui se croisent, entrant parfois en contact, en général pas de façon significative - salut, bonne journée, un portefeuille volé, des pièces de monnaie qui tombent, pardon, monsieur, vous avez oubliez votre chapeau, des regards qui se détournent dans le métro, tenez, prenez mon siège, je n'avais pas vu que vous étiez enceinte, sinon je vous l'aurais proposé plus tôt... Mais de temps à autre, des inconnus qui se croisent peuvent se heurter de plein fouet. ça peut faire mal. C'est comme ça, en ville. ça peut même se terminer par la mort.
ca fait longtemps qu'il sait que le monde est pourri, il le sait trop bien, mais parfois il est étonné de constater à quel point c'est vrai; même maintenant, à ce stade de sa vie, à l'approche de la cinquantaine, il peut découvrir quelque chose qui lui fait prendre conscience comme pour la toute première fois que le monde n'est pas seulement cassé, mais impossible à réparer.
Elle les voit qui la regardent à travers les vitres de leur salon comme si elle n'était rien d'autre qu'une image sur un écran de télévision.
"Je ne peux pas regarder ça, dit-il.
- Oui je te comprends." Un temps. "Est-ce qu'on devrait appeler la police ?".
Thomas y réfléchit un moment, et au début ça semble être la chose à faire, mais ensuite il se rappelle tous les visages qu'il a aperçus - ces gens debout, contemplant la cour depuis la fenêtre de leur salon ou de leur chambre ; (...)
"Je suis sûr que quelqu'un s'en est déjà chargé, finit-il par répondre. Autant ne pas encombrer les lignes avec des appels superflus."
Au bout d'un moment de réflexion, Christopher hoche la tête.
"Tu as probablement raison."
Kat serre son sac à main contre sa poitrine, comme s'il s'agissait d'une sorte de talisman, d'un bouclier contre la nuit, et elle essaie de lui échapper, de filer vers son appartement.
Et soudain tout s'illumine. Et tout devient très bruyant.
Il continue d'avancer vers elle. L'homme continue d'avancer et personne ne fait rien pour l'arrêter. Ils se contentent de regarder depuis leurs salons. Ils la regardent avec leurs grands yeux blancs.