Les vrais hommes ne meurent que de chagrin
Et aujourd'hui, trente ans plus tard, je me rends compte que, si je n'ai pas aimé enfant mon grand-père sourd commerçant à Bernay, c'est parce que mon père avait oublié de me dire que lui, il l'aimait. Il me manquait une information capitale sur le droit à aimer ou à ne pas aimer.
Au fond, pour les petits cas, nous aimions bien faire en sorte de tomber malades ensemble. Comme lui et moi nous travaillions beaucoup, cela nous faisait des vacances en commun, et des secrets inavouables dont nous parlions ensuite à mots couverts, en pouffant, comme des vieux enfants dissipés qui plaisantent entre eux sur un mal minuscule. Nous nous vaccinions par le rire contre la mort qui est toujours au bout, et contre le cancer qui est souvent probable...
- Mais alors, mon chéri, qui écrit quoi et à qui ?
Je ne l'ai jamais su. En quoi est-on l'auteur de ce que l'on écrit ? Pour ma part, des monceaux de notes, témoignages de mes préoccupations sur ce qui se passe dans le monde, remplissent chemises et dossiers. Sont-elles la preuve d'une pensée qui s'ordonne ? Sûrement pas. Je ne suis qu'une éponge gonflée ou séchée par le flux et le reflux des marées qui l'occupent. Les vrais auteurs de ce que j'écris sont d'abord ceux que j'aime.
Le temps n'existe pas, c'est juste un vide momentané dans lequel se précipite tout ce que j'aime. Croire au temps, c'est croire à la mort. Je ne veux plus y croire.
Je l'ai déjà dit, mon père était mon roi. Tout ce qui le toucha garde à mes yeux le privilège enchanté du rêve.
L'homme est fait pour passer dans la nature, et la femme pour y demeurer. Nous violons, nous semons, nous créons. La femme fabrique l'homme, le nourrit et le conserve. Elle est l'être complet. Et ce n'est pas parce que nous avons le pouvoir d'informer la matière pour la transmuer en catastrophe que nous sommes plus forts ou plus hardis que nos femmes, nos mères et nos maîtresses.
- Vous avez mal où ?
- Là !
Morant montrait son flanc gauche.
- Alors, vous avez mal là... Oui, oui, je le vois...
Pour confirmer sa voyance, Ribouchet planta deux doigts vengeurs dans le bas-ventre gauche de Paul qui hurla. Victorieux, Ribouchet tonna :
- Vous avez donc mal là...
Puis mon père :
- Il a mal là...
Il se relevait et marchait les mains dans le dos, la cigarette au bec.
- Côlon gauche. Organe malicieux, serpentin de l'angoisse. On ne devrait jamais dire d'une brute : il n'a pas de coeur. On devrait dire de lui : il n'a pas de côlon ! Ah le côlon !... Mon colon !...