La justice n’est pas une statue de village sur laquelle les pigeons se posent, la déesse Thémis avec son bandeau, sa balance et son glaive, une émanation grise rendant au nom du peuple français des verdicts étanches. Ce sont des hommes et des femmes ordinaires, comme la juge, comme moi, comme Marie-Véronique incapable de continuer à siéger. Des gens ordinaires entre les mains desquels on place un pouvoir incommensurable.
Peut-être que comme moi elle a le ventre dans la gorge, la gorge sous les yeux, les yeux dissous dans le corps. Peut-être qu’elle a à peine dormi de la nuit, qu’elle a regardé l’heure dix fois, compté combien de temps il lui restait avant que le réveil ne sonne, peut-être que, malgré l’habitude, elle aussi voit sa vie s’enchevêtrer avec le procès.
Elle avait enfoui ses souvenirs comme on creuse un fossé dans le sable pour se protéger des assauts des vagues.
Au petit matin, Maxine est déjà partie, partie sur les routes serrer la main à des blouses blanches, leur vendre ses probiotiques qui ne soignent rien mais font du bien, paraît-il, à qui, on ne sait pas, peut-être à des gens qui ont le vendre noué de vide, comme nous, et des plaques rouges qui grattent, comme moi.
Toutes les deux, on est restées coincées dans le cadre imposé par notre mère. Sa grande règle : « Si c’est pour évoquer le passé, il vaut mieux se taire. » Le silence, une camisole pour enfants sages. Les lois apprises dans l’enfance sont les plus insurmontables.
Tous les professionnels du tribunal portent un costume par-dessus leur tenue de ville : la robe noire des avocats, celle des assesseurs à côté de moi, la robe rouge de la présidente, l’uniforme bleu des policiers. Moi aussi, j’aurais aimé un déguisement pour m’aider à jouer mon rôle de jurée.
Qu’est ce qui nous différencie au point de nous trouver chacune à une extrémité de l’estrade, elle côté accusés, moi parmi les jurés ?
Incipit :
Il y avait une chance sur mille deux cents pour que mon nom soit tiré au sort sur la liste électorale. Une chance sur vingt lors du deuxième tirage et une chance sur trois lors de l’ouverture du procès.
Il y avait une chance infime pour que ma vie se fende en deux. Elle m’est tombée dessus comme une pierre d’un immeuble délabré.
Ils vous le confirmeront : être juré est une expérience qui ne s’oublie pas.
Qu’est-ce qui m’a fait devenir cette jeune femme gênée de finir ses phrases, remplie de questions, obsédée par la normalité ?