Citations sur Marx dans le jardin de Darwin (28)
Onze ans après la parution de L’Origine, il fut temps : Darwin se vit obligé d’adjoindre à la sélection naturelle un deuxième moteur de l’évolution, la sexualité. Cela suscita l’approbation du Dr Beckett, le mécontentement d’Emma et la colère des évêques scandalisés, car enfin tout chrétien savait que c’était Dieu qui avait dessiné la beauté de ses créatures.
Car si des montagnes pouvaient pousser insensiblement à partir des mers par d’innombrables rehaussements et emporter des coquillages vers le haut, alors les grandes périodes de temps, la progressivité et le changement continu étaient pour Charles les clés du monde. Et la Bible était un recueil de fables.
Charles, au moment où il aperçut ces trois silhouettes près de la clôture, était en train de réfléchir à ce que pouvait ressentir un Accenteur mouchet, Prunella modularis, quand il copule en un dixième de seconde plus de cent fois par jour. Cette question continuait de peser sur son âme, car il n’avait pas le moindre doute sur la capacité des animaux à éprouver des sentiments. Seulement, comment faire pour le prouver ? Lorsqu’il avait considéré d’une part la masse encore inexploitée de ses notes et listes de relevés, et d’autre part son âge avancé, il en avait eu des sueurs froides. Sans parler des protocoles inachevés concernant le comportement des coléoptères aveugles au moment de la pariade.
Mais voilà qu’il avait soudain d’autres soucis, car il assistait à l’intrusion de parfaits inconnus franchissant sa clôture. Dieu du ciel, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?
Il avait rangé sa personne dans la longue série allant de l'organisme unicellulaire, en passant par la filaire, l'escargot, l'orchidée et le ver de terre, jusqu'à Newton et à la reine Victoria. Dans ce ruban de vie qui relie tout et tous depuis des millions d'années et qui restreint chaque individu à ce que la nature a mis à sa disposition. Aucun chercheur n'avait le privilège d'étudier la nature avec d'autres moyens que ceux que lui avait accordés la nature elle-même. Et lui aussi, Charles Robert Darwin, en était donc réduit à se plonger dans l'étude de l’évolution avec le cerveau que l'évolution lui avait donné.
Des années auparavant, il avait déjà localisé au microscope puis dégagé les testicules et les ovaires dont était doté à parts égales chaque individu de l’espèce lombric. Il savait donc depuis longtemps que ces êtres étaient hermaphrodites et même tout à fait capables, même si le cas était rare, d’avoir une activité sexuelle solitaire et donc de féconder leurs ovules avec leur propre sperme.
Un soir, au dîner, il déclara que, dans les volières comme ailleurs, c'était l'œil de l'admirateur qui créait la beauté. Disant cela, il regardait son Emma en souriant.
Puisqu'il se plaignait de douleurs de part et d'autre de l'épigastre, juste sous les côtes, le Dr Beckett lui palpa plusieurs fois l'hypocondre, sans rien trouver de pathologique.
A peine eut-il bu qu'il s'essuya la barbe et murmura : " Que le plus important moteur de l'évolution soit précisément le hasard, ce n'est pas satisfaisant. Bien que je ne doute pas une seconde que c'est bien le cas, moi-même je n'aime pas cette absence de finalité. Notre vie prend, du coup, ce petit arrière-goût désagréable d'une chose que personne n'a voulue. La terre, un gigantesque casino où la nature tantôt tire de bons numéros, tantôt rate son coup. Ressentir la vie de cette façon, rares sont les gens qui savent l'apprécier."
Darwin dit" j'ai peur de rester dans les livres d'histoire comme un déicide. Pour porter cette accusation, les dignitaires de toutes les Eglises tombent d'accord, même si ailleurs ils ne peuvent pas se voir. Catholiques, musulmans, anglicans, protestants, juifs, pas un ne veut que soit contesté le conte merveilleux de la création"
Charles se demandait avec étonnement pourquoi, au cours de ces nuits gâchées par des cauchemars et des insomnies qui le punissaient déjà bien assez, il avait de surcroît tendance à s’infliger des reproches et ne pouvait s’empêcher d’ajouter à cette désespérante inquiétude nocturne encore d’autres pensées oppressantes. Et tout cela en s’attendant avec angoisse à se réveiller rompu de fatigue le lendemain. C’était terrible.