La planète est surpeuplée, nous nous sommes trop étendus, nous avons pénétré trop profondément l'ordre des choses. Nous avons par trop bouleversé l'équilibre, et d'ores et déjà condamné à l'extinction trop d'espèces. La technique et les sciences de la nature nous ont fait passer de l'état de sujets dominés par la nature à celui de maîtres de la nature. C'est cette situation qui m'a incité à dresser un bilan philosophique et à poser la question suivante : compte tenu de sa nature morale, l'homme a-t-il le droit de tolérer un tel état de choses ? Ne sommes-nous pas désormais appelés à une sorte d'obligation radicalement nouvelle, à quelque chose qui n'existait pas autrefois, à savoir, assumer notre responsabilité à l'égard des générations à venir et de l'état de la nature sur terre ?
L'accroissement de notre puissance a pour origine l'accroissement de la connaissance humaine. Mais si notre faculté de discernement a augmenté, en revanche notre faculté d'agir en fonction de ce discernement a décliné. L'exploitation abusive de la nature est devenue pour les hommes - et plus particulièrement les hommes de la société occidentale - une habitude de vie tellement ancrée en nous qu'il est devenu impossible de nous en libérer. Le problème c'est que ce mode de vie n'est plus tenable.
Qui n'est pas directement menacé ne se décide pas à réformer radicalement son mode de vie. En revanche, dès que la menace se fait pressante, il en va autrement, tant sur le plan individuel que collectif. On ne prend la fuite que lorsque l'éruption volcanique s'est déjà déclenchée. En présence d'une menace indirecte, l'homme réagit de façon indirecte, parfois rationnellement, parfois de manière irrationnelle. Mais les perspectives lointaines, notamment lorsque ce sont au premier chef les générations à venir qui sont concernées, n'incitent manifestement pas les hommes à modifier leur comportement.
S. - A la fin de cet entretien, il semble, professeur Hans Jonas, que vous fassiez preuve de courage et de confiance.
H.J. - Non pas de courage et de confiance, mais je signale qu'il est une obligation à laquelle nous devons nous soumettre. On ne doit pas d'abord évaluer les perspectives et décider après coup de ce que l'on doit ou ne doit pas faire. Mais on doit à l'inverse reconnaître l'obligation et la responsabilité et agir en conséquence, comme si l'on avait une chance, et quand bien même en douterait-on.
Les progrès des sciences et des techniques ont doté l'homme d'une puissance inégalée sur la nature et les autres espèces vivantes. Pendant longtemps l'homme est resté aveugle aux conséquences de l'utilisation de cette sur-puissance. Mais aujourd'hui le temps de l'aveuglement semble révolu. L'homme est devenu une menace non seulement pour lui-même mais pour la biosphère toute entière. Les Lumières se sont donc changées en leur contraire.
Deux facteurs expliquent cette évolution :
- 1) Un facteur démographique :
Notre accroissement biologique très rapide risque de nous conduire a la catastrophe. Les besoins organiques des populations menacent d'excéder les ressources alimentaires de la planète.
- 2) L'évolution qualitative de notre puissance technologique au XX° siècle :
Les interventions de l’homme ont pénétré jusqu’au niveau moléculaire. L’homme peut désormais créer une matière qui n’a jamais exister, modifier les formes de la vie, libérer de nouvelles forces. Cette capacité de créer au « cœur » même des choses conduit à l’apparition de nouveaux dangers, liés à cette nouvelle puissance. Parmi les nouveaux dangers, l’un d’entre eux consiste à charger l’environnement de substances dont son métabolisme ne peut pas venir à bout. Ainsi à la dévastation mécanique de la nature vient s’ajouter l’intoxication chimique et radioactive. Un autre danger se profile, lié aux avancées en biologie qui permettent désormais de bricoler l'homme lui-même.
Il faut pourtant pas céder au fatalisme, la panique apocalyptique ne doit jamais nous faire oublier que la technique est l'oeuvre de notre liberté humaine et que ce sont les actions engendrées par cette liberté qui nous ont conduits au point où nous sommes actuellement.