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Critique de Agneslitdansonlit


"Seules dans Berlin", bande-dessinée de Nicolas Junker a d'office un intérêt évident : celui d'avoir été écrit, pour pouvoir être lu et que soit enfin connu un sujet longtemps passé sous silence.

Si la période de la seconde guerre mondiale a été maintes et maintes fois revisitée, je n'avais jusqu'alors rien lu qui relate le sort des femmes allemandes, à l'issue de la bataille de Berlin du 16 avril au 02 mai 1945, lorsque les Russes l'emportent contre les dernières résistances de la Wehrmacht.
Si je connaissais approximativement L Histoire, je n'avais en tête, pour ce qui fit alors le quotidien des Berlinois, que ces images en noir et blanc de ces habitants hagards, principalement des femmes évidemment, qui déblaient des monceaux de décombres dans un paysage apocalyptique.
Mais il existe tout un pan de cette période qui fut tu, ou du moins assourdi. Celle des femmes. Et particulièrement celle de Marta Hillers.

Nicolas Junker dans "Seules dans Berlin" livre une fiction, s'appuyant cependant très pertinemment sur deux témoignages de femmes, retranscrits dans :
• "Une femme à Berlin" (anonyme à sa publication, puis attribué à Marta Hillers en 2003)
• et "Carnets de l'Interprète de guerre" d'Elena Rjevskaïa (de son vrai nom Kagan), interprète membre du NKVD au sein de l'armée soviétique.


Nicolas Junker s'est inspiré du journal intime de Marta la Berlinoise, tenu entre le 20 avril et le 22 juin 1945, publié sous le titre "Une femme à Berlin", mais qui restera cependant anonyme... jusqu'en 2003!
Et pour cause, au vu des évènements qu'elle y rapporte et qui la marquèrent intimement:
entre avril et septembre 1945, environ deux millions d'Allemandes ont été violées par des soldats russes.
Marta Hillers a 34 ans à l'époque. Elle fera partie des nombreuses victimes de ces viols "de masse". Elle relatera la vie quotidienne des Allemands après l'arrivée des Russes dans Berlin : on manque de tout, nourriture, eau, électricité... A ces journées décharnées s'ajoutent les viols. Lorsque l'on connaît le "parcours du combattant" en 2021 d'une femme ayant subi un viol, pour faire entendre sa voix, accéder au droit à porter plainte et, à l'arrivée de ces procédures, au peu de condamnations, on imagine aisément comment furent traitées les femmes victimes de viol en 1945... Marta Hillers restera anonyme, car la publication de son journal (en anglais aux Etats-Unis, en 1954, puis en 1959 dans une version suisse germanophone) fait scandale: la journaliste est accusée de s'être "prostituée"!

Nicolas Junker casse enfin cette chape de silence et nous donne à imaginer ce que ces 2 millions d'Allemandes vécurent.

Pour mettre en perspective ces événements, l'auteur fait se rencontrer cette journaliste berlinoise qu'il nommera Ingrid, (personnage inspiré donc de Marta Hillers), avec Elena Rjevskaïa, cette engagée volontaire aux côtés de l'armée soviétique qui se révélera précieuse, car maîtrisant la langue allemande. Ses carnets sont une mine d'or, un témoignage de l'intérieur tout particulier en ces jours de guerre puisqu'émanant d'une femme. Elena y consignera ses journées, les derniers moments du Reich, sa découverte du bunker d'Hitler et de ses restes carbonisés, les nombreux interrogatoires d'Allemands et ses impressions.

Les deux regards de ces femmes, non seulement parallèles, mais en plus croisés et confrontés (puisque Nicolas Junker les fait cohabiter sous le même toit), enrichissent le récit et opèrent une mise en perspective passionnante, car nous voyons L Histoire avec les yeux du vaincu, mais aussi du vainqueur, véritable choc des propagandes, et cependant toujours avec le vecteur d'être femme dans ces événements.

Les planches en noir et blanc traduisent les abîmes dans lesquelles sont plongés les personnages, la dureté de la période, la violence et la brutalité partout. Et parfois, la couleur vient mettre en exergue un moment puissant : que ce soit la découverte d'une compote de pommes et l'explosion de sa saveur dans une bouche affamée, ou bien la prise du Reichtag tout en tons de rouge sombre.
Les visages peuvent paraître ébauchés car représentés sans bouche, mais ils donnent en réalité toute son ampleur aux regards. Des regards creux, absents ou hallucinés de ceux qui ne sont plus rien, le regard en bille noire d'Elena, pétrie de l'idéal communiste, mais qui conserve une forme de distance et lui permet une attitude quasi journalistique.

Difficile d'aborder en quelques planches et peu de textes la période majeure que constitua cette fin de guerre:
• l'auteur évoque ces jeunes totalement endoctrinés et lancés en victimes sacrificielles dans les derniers combats
• la violence de l'entrée dans Berlin des troupes russes dont les soldats, éprouvés par des années de combat, seront sans aucune pitié pour les civils, tous assimilés à des nazis
• le sort dramatique des soldats russes prisonniers en Allemagne et traités par leur propre pays comme des traîtres !
• le rôle très discutable De La Croix rouge allemande
• le "réveil" de tout un peuple qui semble soudain ouvrir les yeux sur la folie d'un régime qui les a menés en enfer; le déni face aux 1ers témoignages sur l'existence des camps de concentration
• l'opportunisme gras de ceux qui ne voient que leur intérêt et sont prêts, tout pro-nazis qu'ils étaient hier, à accueillir et nourrir les Russes...

Nicolas Junker sait restituer sobrement toute la cruauté de cette période, la désillusion et la résignation des vaincus, mais aussi le cynisme et l'ironie dans l'attitude des vainqueurs.
L'auteur dépeint un monde où plus rien n'a de sens, où des enfants au cerveau labouré par la doctrine nazie prennent les armes, où les femmes d'un peuple vaincu sont traitées pire que des bêtes. C'est l'horreur rajoutée à l'horreur. Si tant est que le nazisme n'avait pas aboli encore toute forme d'humanité, les exactions qu'engendre la fin de cette guerre parachèvent ce tableau dramatique.

J'ai trouvé très puissant et saisissant l'insertion des extraits, manuscrits, du journal intime du personnage d'Ingrid. Elena découvre ce journal et le lit. Elle y découvre les horreurs subies par Ingrid, relatés avec une telle honnêteté et tant de réalisme qu'on se retrouve nous aussi plongés dans ce cauchemar.

L'auteur a eu la sobriété de ne pas remettre dans le contexte de toute une guerre et de la montée du fascisme ces abominations vécues par les civils. Car évidemment, quand on lit ce témoignage, comment ne pas penser à tous ceux qui ont péri, massacrés, torturés pendant que bon nombre défilait le bras levé?
Comme il serait facile de fermer les yeux sur les exactions commises sur les civils.... À l'aune de combats barbares, il fut évident pour des soldats russes de ne voir dans ces femmes vaincues que des représentantes "pur jus" d'un nazisme déchu. Je salue l'intelligence de l'auteur à n'être pas tombé dans cette facilité sordide. Car la violence de la vengeance est un cercle sans fin. La question est si difficile, "L'ordre du jour" d'Eric Vuillard notamment éclaire en partie sur la complexité de cette guerre.

"Seules dans Berlin" est un ouvrage pour moi nécessaire, témoignage douloureux de celles qui se turent pendant des décennies, un pan de l'Histoire qui ne pouvait plus rester méconnu.
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