Citations sur Ces héroïnes qui peuplent mes nuits (43)
C’est ridicule. Toute mon image de moi repose sur le fait que je suis une alto à la voix grave, sombre et flegmatique, mais voici que je suis tout à fait autre chose – une personne joyeuse, enthousiaste et énergique qui parle depuis quarante-deux ans d’une voix fausse !
Et voilà le bouillon dans lequel je plonge moi aussi : en songeant à l’Afrique je pense maladies, problèmes d’hygiène et attentats terroristes. Agressions, viols, kidnapping, accidents de la route. Moustiques, serpents, mouche tsé-tsé. Amibes, bilharziose, paludisme cérébral. Diarrhée, coup de chaleur, fièvre jaune, choléra, sida et Ebola.
Je ne peux m’empêcher de penser que toute la conception que se fait l’Occident de l’Afrique est exactement aussi simpliste et biaisée que le soutient Alfredo Jaar dans l’exposition que je viens de visiter au musée Kiasma à Helsinki. Les couvertures du magazine Time qu’il a rassemblées démontrent clairement quelles représentations nous sont proposées : animaux sauvages, famine, maladie et guerre.
À la lecture de La Ferme africaine, les mémoires de Karen Blixen, on en retient l’image d’une femme courageuse, énergique, travailleuse et avisée, et qui possédait d’enviables talents de survie. Elle vous donne parfois carrément l’impression d’être face à une superhéroïne imbattable, voire presque un homme.
La première nuit de safari que j’ai passée dans la savane, qui fut aussi la première fois que j’ai entendu un lion rugir, j’ai tellement pétoché que je claquais des dents. (J’ignorais que l’on pouvait réellement claquer les dents de frousse.)
Avec cette vie, j’avance à contre-courant de mes amis. Eux décorent leur maison, préparent des gâteaux pour les kermesses de leurs enfants, courent le marathon, achètent un chalet d’été et partent en week-end santé & bien-être dans les pays d’Europe continentale. Quant à moi, au tournant de la quarantaine, je suis revenue au train de vie de mes vingt ans – je n’ai pas d’emploi du temps, pas d’obligations, pas d’emploi tout court et surtout pas d’argent. Je crèche dans un studio minuscule : même pendant mes années étudiantes, je n’ai jamais occupé un tel placard à balais. Je suis libre, mais à la marge.
N’étant ni esclave d’horaires de boulot, ni menacée de licenciement, ni attendue à la maison par des bouches à nourrir – j’ai l’impression de m’être échappée de la prison d’Alcatraz et de me la couler douce sur un matelas gonflable dans ma piscine en regardant les autres trimer. Ayant l’opportunité de faire mes propres choix, j’ai pour tout dire l’impression d’être d’une indécence crasse. La vie ne saurait ressembler à cela, n’est-ce pas ?
En principe donc, tout va pour le mieux, mais quelque chose m’angoisse.
J’ai atteint le zéro absolu. C’est du moins ce que je crois.
J’ai quarante-deux ans. Ni mari, ni enfants, ni travail. J’ai vendu mon appartement, achevé mon premier ouvrage et quitté définitivement mon emploi. J’ai pénétré dans un brouillard blanc – je suis libre et sans attaches.
Je suis en vol pour le Kilimandjaro et j’ai peur. Tellement peur que j’en tremble. Je me demande quelle mouche m’a piquée pour me fourrer une fois de plus dans une situation pareille – qu’est-ce que je fiche dans un avion pour l’Afrique puisque je suis si terrifiée ? J’aurais mieux fait de rester à la maison devant des documentaires animaliers.
Le pire, c’est que j’ignore même où je vais. J’ai pris contact par courrier avec un Finlandais qui vit en Tanzanie.
Ce sont les Mary, les Karen, les Ida, les Nellie, les Martha, les Alexini, les Sofonisba, les Battista – elles sont écrivaines, artistes, exploratrices, vieilles filles déprimées, correspondantes de guerre, épouses d’aristocrates de la Renaissance.
Ce sont elles, qui peuplent mes nuits. S’il fut un temps où j’y songeais à la faveur de mes insomnies, en quête de force, d’inspiration, du sens de la vie –, désormais je me maintiens éveillée pour elles, survoltée par l’éclat de leurs étoiles.