AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Alzie


Habiter est chose bien ordinaire. Pourtant quand l'écrivain croate Drazen Katunaric pense aux villes européennes du XXe siècle et à leurs périphéries c'est de l'âme de ses habitants qu'il se préoccupe et la présence d'espaces "existentiels" disparus qu'il questionne. le modernisme n'a fait qu'affirmer à ses yeux par son souci d'efficacité et de rationalité sa vision architecturale fonctionnaliste. Vision directement tributaire selon lui de la « machine à habiter » de le Corbusier :

« L'architecture a pour premier devoir, dans une époque de renouvellement, d'opérer la révision des valeurs, la révision des éléments constitutifs de la maison. Il faut créer l'esprit de la série, l'état d'esprit de construire des maisons en série, l'état d'esprit de concevoir des maisons en série. Si l'on arrache de son coeur et de son esprit les concepts immobiles de la maison et qu'on envisage la question d'un point de vue critique et objectif, on arrivera à la maison-outil, maison en série, saine (et moralement aussi) et belle de l'esthétique des outils de travail qui accompagnent notre existence. » (Le Corbusier, Vers une architecture, Paris, 1923).

De le Corbusier je crois pouvoir dire que Drazen K. n'aime que la chapelle de Ronchamp. La maison du déclin est celle de Quasimodo qui s'invite au début de la lecture, Notre-Dame de Paris délabrée, monument architectural et littéraire réinventé au XIXe siècle par Hugo, qui unit encore la terre au ciel dans son élan sacré. Mais la maison du déclin est celle aussi où le sacristain habiterait peut-être au XXe siècle, adaptée à ses besoins de bossu, étroite, basse sous plafond, sans âme. Quelque chose s'est lointainement perdu depuis que Dieu a quitté la scène et qu'un idéal rationaliste et matérialiste lui a succédé suggère encore l'auteur : "Dans la mesure où ce monde est imperceptiblement devenu de moins en moins divin, ce qui s' est perdu c'est la tension fructueuse entre l'aspiration de l'homme au ciel et l'enracinement de son existence terrestre" (p. 90). Après la halte chez Quasimodo plusieurs autres, dont celle plus mystique et surprenante qui le mène chez l'homme mozabite resté le même depuis l'an 1300 dans les oasis berbères du M'Zab. Temps immuable qui lui ouvre les portes de la Renaissance. Si Victor Hugo présageait dans son roman que le progrès puisse être destructeur (« Ceci tuera cela » : le livre imprimé se substituant au « grand livre de l'humanité » qu'étaient selon lui les cathédrales), D. K. à sa suite poursuit la réflexion jusqu'à nos jours.

La forme du périple qui s'achève au milieu du carnaval de Venise désoriente, c'est sa force. L'illusoire linéarité du temps s'estompe, les frontières se brouillent. L'exigence de tradition et le désir de modernité se font face sous la plume de l'écrivain. Deux vieilles cathédrales, les sables du Sahara, le Palais de cristal ou les murs désolément nus et silencieux de la maison de Wittgenstein le conduisent à un terrible constat de vide. Si tout contenu spirituel a déserté l'architecture au XXe siècle lui reste-il un sens à porter ? Les lieux contrastés, monuments sacrés ou édifices profanes du parcours illustrent, en moments symboliques, des changements majeurs intervenus dans la spiritualité européenne. Ils décrivent, selon l'auteur, l'opposition entre foi et raison auxquels les prouesses techniques mises en oeuvre par les ingénieurs et les architectes démiurges d'une modernité sectaire et fanatique auraient mis fin.

L'architecture du XXe siècle est l'héritière d'une rupture spirituelle entamée à la fin du Moyen âge. La laïcisation progressive des esprits et des arts à la Renaissance, entérinée plus tard par la Révolution française puis par la mort philosophique de Dieu, fera le reste. le sous-titre du livre : « le destin du divin dans l'architecture du monde moderne » ne trompe pas sur l'orientation philosophique et métaphysique érudite du propos. Fil conducteur de cet essai l'architecture sert une réflexion plus vaste sur les notions de renouveau et de décadence qui s'appuie sur de nombreuses références aux théories de l'épanouissement ou du déclin des cultures mettant en cause les utopies et le progrès.

La tonalité du texte (plutôt prémonitoire sur certains aspects) est assez funèbre. Ecrit en 1992, le livre est sans doute à resituer dans le contexte de la dislocation de l'ex-Yougoslavie et de la guerre d'indépendance de la Croatie si tant est qu'on veuille s'expliquer le pessimisme décliniste aux accents prophétiques dont l'auteur s'excuse d'ailleurs à la marge. Car D. Katunaric joint clairement sous la critique sévère adressée au machinisme, au modernisme triomphant et au post-modernisme architectural à laquelle on peut partiellement souscrire, celle des idéologies mortifères du XXe siècle non étrangères aux utopies nées à la Renaissance (chapitre 13. le marxisme et l'ennui du XXe siècle). Quelques notes plus intimes dans cet ensemble : l'évocation de la disparition de son père mort du cobalt dont il conserve la montre ; un baiser furtif dans la cathédrale de Strasbourg comme introduction au vandalisme révolutionnaire ; un amour de l'art où l'on devine son penchant pour l'esthétique baroque, pour l'arabesque et l'ornement qu'il valorise somptueusement par son écriture (chapitre 15. La chute de l'ornement ou la maison de Wittgenstein), ou pour le génie de Gaudi. Cet essai est retraduit et publié aujourd'hui par les éditions M.E.O. de Bruxelles que je remercie vivement de leur envoi pour cette parenthèse de lecture croate, ainsi que babelio.


Commenter  J’apprécie          185



Acheter ce livre sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten
Ont apprécié cette critique (15)voir plus




{* *}