Le père de Jehane lui avait appris que les gens braves et résolus ne sont pas les seuls à mériter la sympathie d’un médecin. La souffrance, quand elle se présentait, était toujours réelle, même si des constitutions de nature différentes y réagissaient de façons variées
(Alire, p. 24)
Son peuple venait du désert. Des dunes mouvantes et fugitives, des tempêtes de sable, des rudes et lugubres montagnes sculptées par l'érosion. D'un monde où le vent pouvait souffler éternellement sans jamais se trouver arrêté ou ralenti. Où le soleil tuait, où c'était la lumière des étoiles nocturnes qui offrait une promesse de vie, de l'air à respirer, une brise pour adoucir l'écorchement fiévreux du jour. Où l'eau était... quoi donc ? Un rêve, une prière, la plus pure bénédiction du Seigneur.
L'amour est comme une fleur
Pour sa douceur
Avant la mort
Un énorme rugissement s'éleva des armées. L'homme qui se tenait encore debout dans la plaine se tourna vers la colline où se trouvaient les femmes. Il laissa retomber son épée dans l'herbe sombre et piétinée puis se retourna vers l'homme qui gisait à terre et s'avança à genoux près de lui tandis que le soleil disparaissait. Bientôt les nuages commencèrent à arriver de l'ouest en tourbillonnant, oblitérant le ciel. Plus de soleil ni de lune ni d'étoiles au-dessus de l'Al-Rassan.
Sachez, vous qui lisez ces lignes, que cet homme, dans son goût pour l'honneur, dans sa fidélité, dans son amour pour son pays, dans son courage, était l'un des miracles du Seigneur.
Alvar, en son for intérieur, décida que Jehane n'avait jamais été aussi belle. Husari, à qui il avait implusivement confié ses sentiments pour elle une nuit, l'avait prévenu que le printemps produisait ce genre d'effet sur les jeunes hommes.
On touchait la vie de quelqu'un, même brièvement, et cette vie en était transformée à jamais. C'était parfois difficile à accepter.
Partout des poètes décrivaient des coeurs brisés d'amour. Savaient-Ils vraiment ? Il avait l'impression absurde qu'une fissure lui traversait maintenant le coeur, une véritable fissure, et qu'elle ne serait jamais réparée, ne guérirait jamais, jamais son coeur ne reviendrait entier. Le monde y avait pénétré et l'avait brisé au-delà de tout espoir de réparation.
- Je me suis dit que si je gardais les genoux hauts, vraiment hauts, je pourrais poser mon menton dessus en chevauchant et je serais plus reposé pour les longs trajets, vous ne croyez pas, Capitaine ?
Alvar y était seul pourtant. Quel que fût le chemin parcouru, entre fontaines et arbres, le long des fraîches arcades de pierre, une parfaite et sereine solitude y régnait partout. En traversant des salles au plafond haut, où d'innombrables coussins s'éparpillaient sur les sols de mosaïque, il pouvait voir des tentures de soie, des sculptures d'albâtre et de bois d'olivier. Des coffres d'or et d'argent incrustés de joyaux, des verres de cristal emplis parfois d'un vin rouge sombre, parfois à demi-vides - comme si l'on venait seulement de les reposer. Mais il n'y avait personne, aucune voix pour se faire entendre. Seules cette ombre de parfum qui suivait de pièce en pièce et la musique, devant lui, derrière, à la séductrice et fascinante pureté, indiquaient la présence dans l'Al-Fontina d'autres hommes et d'autres femmes, qu'Alvar ne vit jamais. Ni dans son rêve, ni même dans sa vie.
Même le soleil se couche.