Tu es venue voir les tableaux de David ? demande Corinne pour la forme. Elle tend à Jennet une feuille où figurent les prix. (...) Les tableaux de David.
Principalement des peintures à l'huile : des couleurs phosphorescentes balafrant les toiles, des verts surnaturels des marron et des bleus. De grands filets de peinture grossièrement appliqués ; pour certains tableaux, l'on croirait qu'il a jeté son pinceau afin de le remplacer par ses doigts, traînés à la manière de griffes sur sa peinture. Des paysages : des souches tordues sur la lande désolée, la froideur mortelle du clair de lune sur un champ labouré, une colline dominée par trois arbres pareils à trois potences. Une forêt enchevêtrée en une contorsion de branches, une plaine ocre constellée d'un millier de croix tordues et noires. Lazare ressuscité des morts : silhouette indistincte vue de dos ; au centre du tableau un cercueil brisé en éclats, le couvercle soulevé à l'extrémité d'une tombe vers laquelle rampe un homme vêtu d'un uniforme kaki. David a peint l'homme avec une minutie soigneuse.
Pourquoi crayonner les filaments d'une plume ? Parce que la description est une espèce de révélation, et pour Jennet Mallow, après un an passé à l'école d'art, c'était l'unique manière dont elle pouvait un tant soit peu approcher la vérité. Elle avait espéré que la révélation viendrait vite.
Durant l'année écoulée, elle avait beaucoup appris sur les techniques de peinture. Les peintures à l'huile et leur application, détrempe, gouache, spatules et sous-couches, solvant, vernis, résines. Un vocabulaire poétique en soi, les noms des différents pinceaux. Sable rond, martre pure, forme usée-bombée. Eventail en blaireau doux, petit-gris Raphaël pur, pointu, soie de porc au long manche.
Jennet s'en délectait, ainsi que de la matière des peintures, leur limon, les odeurs d'huile de lin et de l'essence de térébenthine, qu'elle inhalait profondément, en alchimiste honteuse, quand elle était à l'abri des regards, à lire et à relire les instructions incantatoires et les recettes.
Lorna repensa à la boîte de crayons de couleur qu'elle avait offerte à Jennet quand l'enfant était tombée malade. Comme il était gratifiant d'avoir été sa source d'inspiration. Elle se demanda si le sang pouvait charrier des souvenirs de couleurs. La surprise de l'aile verte d'un colibri, le jaune de l'allamanda.
L'été avait soudé la famille, l'avait enveloppée de ses fils de miel et, désormais, elle ne faisait plus qu'un, alors que, soumise aux tensions de la vie quotidienne, elle s’effilochait constamment.
Glace. Non pas le cristal profond, bleuté de l’Antarctique, mais une glace fine, à peine une membrane entre l'eau et l'air. Une glace dont l'apparition si soudaine semble capturer l'instant -paralysant une vague sur le point de se briser en bord de mer, emprisonnant les bulles de l'écume en un petit lac. Comment représenter cette finesse, ce reflet incolore plein de couleurs pourtant, la manière dont la glace ensoleillée est à la fois miroir et source de lumière ? Lumière blanche. Pureté et danger.
Jennet pouvait acquérir ce pouvoir, la puissance votive des initiés ; elle le savait. Les rêves jaillis de son esprit toucheraient ses doigts pour prendre une forme durable sur la toile. Elle pourrait être celle qui, peignant des yeux sur le visage d'une idole, la transforme de pierre à chair.