Les Monarchies divines, tome 1 : Le voyage d'Hawkwood

La population de la cité, un quart de million de personnes, était presque aussi dense que celle d'Abrusio, mais il y avait quelque chose de plus frénétique dans la patrie d'Abeleyn. Son extrême diversité de couleurs, peut-être. Son désordre animé dans la promiscuité. Si Val Ephrir était une grande dame digne qui accueillait ses invités avec une majesté souveraine, Abrusio était une vieille catin paillarde qui écartait les jambes au monde.

- Lycanthrope, m'entendez-vous ? Ecoutez-vous ?
- Douleur agonie florissant dans mon crâne les gueules des armes pointées sur moi me font pleurer boire du sang sucré mourir. Mourir.
- Lycanthrope ! Ecoutez-moi, je suis un ami, regardez-moi ! Regardez le lutin devant vous.
Les yeux jaunes s'illuminèrent, injectés de sang.
- Je vous vois. A qui appartenez-vous ?
Le lutin parla avec la voix de son maître, tremblotant de soulagement. Son cerveau était presque en surcharge.
- Bardolin. Je suis le mage Bardolin. Suivez ce lutin et il vous conduira à moi.

Il n'y avait aucun bruit, hormis le sifflement et le clapotis de la mer, le craquement du bois et du gréement, le martèlement d'un tonneau défoncé qui roulait d'avant en arrière entre les dalots. Le capitaine leva la tête quand il flaira l'odeur de la corruption dans l'air. Il croisa le regard entendu du vieux Jakob. Ils hochèrent la tête. Il y avait la mort à bord, des cadavres qui pourrissaient quelque part.

Tant que le navire flotte et qu'il est en état de continuer, les décisions incombent au seigneur Murad.
Je peux passer outre ses désirs uniquement si je sens que ma connaissance technique rend mes décisions les plus valides que les siennes.

Les pensées de Baraz s'assombrirent. Les Torunniens avaient incendié la bibliothèque de Gadorian Hagus quand ils avaient battu en retraite. Deux cent mille livres et parchemins, dont certains remontaient aux Temps Troublés, juste avant l'hégémonie fimbrienne. Tout était perdu. Horb, le secrétaire de Shahr Baraz, avait fondu en larmes en l'apprenant.
John Mogen n'aurait pas fait ce genre de choses. Il aurait su que les Medruks allaient préserver la bibliothèque et n'y toucheraient pas. Mais ce Lejer, c'était un barbare. Il méritait le destin qui l'attendait.

- Le monde est un étrange endroit, khédive.
- Aussi étrange que le rendent les coeurs des hommes, répliqua Shahr Baraz.

La poudre à canon joue un rôle plus important que le courage. Les balles d'arquebuse ne tiennent pas compte du rang. L'honneur compte de moins en moins. D'ici peu, les généraux seront des artisans et des sapeurs et non plus des soldats; et la guerre sera un problème d'équations et de mathématiques.

- De nombreuses longues lieues de navigation nous attendent, capitaine, et un continent inconnu attend que nous le foulions de nos pas. Des tas de choses peuvent arriver avant que nous ne revoyons Hebrion. Des choses hasardeuses. des choses dangereuses.
- Vous ne pouvez pas faire ça, Murad ! C'est un prêtre.
- C'est un homme. Et son sang est de la même couleur que le mien.

- Merci pour votre confiance, Golophin, dit le roi avec une pointe d'ironie.
- Vous l'avez, sire, autant que n'importe quel autre homme. Mais je me fais du souci. Les Ramusiens ont résisté aussi longtemps à la menace des Medruks car ils étaient unis, forts et d'une seule foi. A présent, les hommes saints de l'Ouest semblent déterminés à diviser chaque royaume dans la quête de... quoi ? De la piété ou de l'autorité terrestre ? Je ne peux encore le dire mais cela m'inquiète. Peut-être l'heure d'un changement est-elle arrivée. Peut-être que la chute de Macrobius et la prise d'Aekir sont un nouveau début. Ou le début de la fin.

- John Mogen était un grand homme, mais il était trop caustique. Il inspirait soit l'amour, soit la haine, et s'aliénait ceux qui auraient dû être ses alliés dans la défense d'Aekir. Un roi doit avoir l'air robuste comme de la pierre dans ses croyances, fiston, mais il doit savoir se plier comme un roseau quand le vent souffle. (Golophin à Abeleyn)
- Et se plier invisiblement, fit remarquer Abeleyn.
- Quand même. Il y a une grande différence entre l'intolérance bornée et l'aptitude à transiger sans être vu en train de transiger.