Je trouvai étrange que mes parents ne comprennent pas que bon-papa avait tourné le dos à son ancienne vie. Depuis qu'il m'avait parlé de l'idée qui le hantait, cela me paraissait tout à fait logique.
- Il ne me reste pas beaucoup de jours à vivre, m'avait-il dit un soir que nous étions assis dans la bibliothèque. Pourquoi les passerais-je à m'occuper de drainage ou de factures impayées ? Je dois économiser mes heures, et ne les employer qu'à bon escient. Je regrette de ne pas m'en être rendu compte avant mes cinquante ans. Calpurnia, tu ferais bien d'adopter cette attitude à un âge moins avancé. Emploie sagement chacune des heures qui te sont imparties.
Platon dit que toute science commence par l'étonnement.
L'évanouissement.
Voilà un sujet qui m'a toujours intéressée.
Dans les livres, les héroïnes s'évanouissaient beaucoup, glissant doucement sur un divan rembourré tout près d'elles, ou dans les bras accueillants de l'un de leurs prétendants empressés.
Ces héroïnes toujours sveltes, s'arrangeaient pour se laisser gracieusement choir en des poses alanguies, puis étaient ramenées à la vie par le simple passage d'un joli flacon de sels odorants sous leur nez.
Alors que moi, je tombai, à ce qu'il paraît, comme un bœuf qu'on vient d'abattre.
J'eus simplement la chance d'atterrir sur l'herbe, et de ne pas me fendre le crâne.
Question pour mon carnet :
- Une luciole a-t-elle jamais pris un cigare pour un individu de son espèce ?
Une méprise douloureuse - peut-être même fatale.
Je m'approchai d'elle, passai mes bras autour de sa taille et la serrai contre moi. Je fus agréablement surprise par sa légèreté, par ses petits os d'oiseau. Il était intéressant de voir qu'une constitution si menue pouvait contenir un si grand cœur.
Je parcourus ma famille du regard et me sentis envahie par un flot de tendresse. Ils jouaient tous leur rôle innocemment, et sans méfiance. J'aurais voulu conserver cet instant, le ranger, plié et scellé à jamais, dans ma mémoire. Il pouvait finir à tout moment.
Un jour, j'aurais tous les livres du monde, j'en aurais des étagères et des étagères. Je vivrais dans une tour de livres. Je lirais toute la journée en mangeant des pêches. Et si jamais de jeunes chevaliers en armures osaient venir m'appeler sur leur destrier blanc, me suppliant de défaire ma longue chevelure, je les bombarderais de noyaux de pêche jusqu'à ce qu'ils rentrent chez eux.
Et puis, il y eut un autre présent pour moi. Je vis immédiatement qu’il s’agissait d’un livre, alors qu’il était encore enveloppé dans du papier marron. Ah, un livre ! quel plaisir d’en avoir un autre à ajouter à la petite bibliothèque qui se formait peu à peu sur l’étagère au-dessus de mon lit ! Le livre était si lourd, si gros, que je sus tout de suite que c’était un ouvrage de référence, peut-être même une encyclopédie. Je commençai à détacher le papier, découvrant le mot « Sciences » imprimé en lettres fleuries.
- Oh ! m’exclamai-je. Quelle splendeur !
J’étais non seulement émerveillée par le livre concret que je tenais à la main, mais plus encore par le fait que mon père et ma mère comprenaient enfin le genre de nourriture dont j’avais besoin pour vivre. Tout excitée, je levai un visage rayonnant vers mes parents. Ils sourirent en hochant la tête. J’arrachai le papier, découvrant alors le titre en entier : La science de la tenue du ménage.
- Oh !
Je restai interloquée. Je n’y comprenais plus rien. Le titre était-il même écrit dans une langue que je comprenais ? La science de la tenue du ménage, par Mrs. Josiah Jarvis. Ce n’était pas possible. Mes mains étaient soudain engourdies. Je feuilletai le livre jusqu’à la table des matières et lus : « cuisiner pour les malades » ; « enlever les taches récalcitrantes » . Je posai une regard vide sur ces sujets moroses.
La conversation s’épuisa, et le silence se fit dans la pièce, à l’exception du bruit sourd, dans un coin, du cheval à bascule sur lequel J.B. était perché. Tous les yeux étaient fixés sur moi. Je regardai bon-papa, qui fronçait les sourcils, l’air préoccupé. Je regardai mère, qui pâlit, puis rougit. Je commettais le péché de la mettre dans l’embarras devant un invité. Elle prit une expression sévère.
- Qu’est-ce qu’on dit, Calpurnia ?
Qu’est-ce que Calpurnia avait à dire ? Qu’est-ce qu’elle pouvait bien dire ? qu’elle avait envie de jeter ce livre - qui ne valait pas mieux que du petit bois - dans la cheminée ? Qu’elle voulait crier à l’injustice ? Qu’à ce moment précis, elle aurait pu être violente, qu’elle aurait pu leur donner un coup de poing à tous en pleine figure ? Même à bon-papa. Oui, même à lui. M’avoir encouragée comme il l’avait fait, sachant qu’il n’y avait pas de siècle nouveau pour moi. Mon sort avait été scellé par mes parents. Il n’y avait ni indulgence ni un mot en ma faveur. Aucune aide de nulle part. Ni de bon-papa ni de personne. Le fouet cinglant d’une éruption de boutons me flagella le cou.
- Calpurnia ?
Une grande fatigue déferla sur moi, tel un raz-de-marée, balayant ma colère. J’étais trop épuisée pour lutter davantage. Je fis la chose la plus difficile de ma vie. Je descendis au tréfonds de mon être et en extirpai l’esquisse d’un faible sourire.
- Merci, murmurai-je.
Juste un mot. Juste un mot artificiel, sorti de ma bouche hypocrite. Les larmes me montèrent aux yeux. J’avais l’impression de me décomposer.
L'accès à de trop nombreux livres de ce genre [Dickens et Darwin] peut entraîner un certain désenchantement chez quelqu'un. Surtout chez quelqu'un de jeune. Et plus encore chez une jeune fille.
Un jour, j’aurais tous les livres du monde, j’en aurais des étagères et des étagères. Je vivrais dans une tour de livres. Je lirais toute la journée en mangeant des pêches. (p. 28)