Tandis que Louis remontait la vallée de la Loire pour retrouver ses châteaux favoris, un profond silence descendait sur le royaume : le silence des princes. Pour aucun d'eux, son père n'avait fait davantage que lui. Cependant, les nobles du royaume voyaient maintenant le règne de Charles VII comme un âge d'or, tandis qu'ils voyaient celui de son fils comme un cauchemar. Louis exerçait ses droits avec une autorité que n'avait pas son père, et tous les nobles du royaume, du plus petit au plus puissant, étaient désormais soumis à une pression qu'ils n'avaient jamais ressentie auparavant. Mais le mécontentement avait des racines plus profondes. Louis en avait trop fait : il avait balayé trop de préjugés, bousculé trop de conventions, il était allé trop vite et dans trop de directions à la fois. Les craintes qu'avait fait naître la tumultueuse carrière du dauphin s'étaient trouvées confirmées par les agissements du roi. En somme, il ne répondait pas à l'image qu'on peut se faire d'un souverain.
Dans son parcours sinueux, la Loire glisse comme une flèche d'argent au centre de la France. Passé le Bourbonnais, son cours se fait plus large et plus serein, et, vers Orléans, elle décrit une large courbe pour rejoindre Blois, traverser la Touraine puis l'Anjou et retrouver la mer dans la région de Nantes. Sous les cieux calmes de l'Orléanais et de la Touraine, le fleuve roule ses flots majestueux à travers un merveilleux paysage de roches abandonnées et de collines couvertes de vignobles. C'est là le cœur même du royaume ; c'est dans la beauté de cette contrée, dans la douceur de son climat, dans le charme de ses villes et l'élégance de ses châteaux, dans la langue claire que parlent ses habitants qu'il faut chercher aussi l'essence même de la France. Le ciel, l'eau et les forêts s'y marient avec tant de grâce qu'on ne peut rêver cadre plus parfait pour mener une existence paisible.
A la fin de 1475, Louis XI voyait sa politique porter les fruits qu'il escomptait. A court d'argent pour payer ses mercenaires, le duc de Bourgogne, qui refusait hautainement de le reconnaître, sentait le moral de ses troupes se détériorer chaque jour davantage. Ses sujets, voyant leurs intérêts méprisés, leurs ressources menacées, leur négoce et leur ravitaillement compromis, commençaient à se montrer récalcitrants et ne votaient plus de subsides à leur maître qu'à moins d'y être contraints par la force. Dans sa campagne contre la Bourgogne, Louis utilisa en outre la plus subtile des armes, c'est-à-dire la propagande. Les cruautés dont le duc s'était rendu coupable à Dinant et à Liège, le mépris qu'il affichait à l'égard de la population de ces villes, la brutalité avec laquelle il traitait les places fortes dont il s'emparait, tout cela donnait au roi la possibilité de dépeindre Charles comme l'adversaire de la bourgeoisie et de la paix, cette paix sans laquelle ne pouvaient prospérer ni le commerce, ni l'agriculture, ni rien de ce qui fait la vie agréable. En décembre 1475, Louis XI avait fini de tisser la toile dans laquelle il comptait prendre son ennemi. Au fil de son travail, il avait élaboré de que nous appelons aujourd'hui "guerre froide", une guerre subtile et complexe dont seules sont exclues les hostilités militaires.
- C’est vers cette époque-là que, sous prétexte de romantisme, les écrivains s’emparèrent de Louis XI pour en faire un monstre et faire de sa vie un sujet de cauchemar. La vérité, que le xixe siècle a mis tant d’acharnement à déformer, les chercheurs du xxe ont su la rétablir. Cependant, l’« universelle araigne » demeure malgré tout un personnage controversé – et peut-être cela est-il partiellement dû au fait que le précurseur qu’il fut contribua à former notre monde moderne, un monde où nous avons appris à nous méfier du rêve.
- Alors que cinq siècles seulement nous séparent aujourd’hui de la France dont hérita Louis XI lorsqu’il devint roi, le 22 juillet 1461, six siècles et demi déjà séparaient celle-ci de l’époque de Charlemagne. Cependant, et quoiqu’il eût largement trouvé dans la France du roi Louis matière à s’étonner – vastes cités, abondant trafic commercial, richesse et importance des bourgeois, ahurissante complexité des offices gouvernementaux, subtilité des esprits et raffinement des manières –, Charlemagne se fût certainement trouvé plus à l’aise dans la France de Louis XI que nous, qui en sommes pourtant moins éloignés dans le temps.
- La grotesque image populaire selon laquelle le roi aurait vécu, tel un moine diabolique, dans une maison lugubre rendue plus sinistre encore par une armée de pendus accrochés aux arbres du parc, vient tout droit de l’imagination de Sir Walter Scott (Quentin Durward) et autres romanciers « historiques » du xixe siècle