La nuit des béguines

Certains se sont moqués du souverain et de sa piété démonstrative ! Après l'échec humiliant de la première croisade, on l'a vu, il est vrai, se complaire dans une existence de privation, abandonnant l'hermine et le vair, l'habit écarlate , les étriers et les éperons d'or pour se vêtir d'habits incolores, manger des plats simples et allonger son vin d'eau. Aujourd'hui pourtant, chacun est bien obligé de reconnaître que, durant sa vie, Louis a tenté d'approcher, autant qu'il est possible à un homme dans son incomplétude, l'exemple du Christ. Il a apporté son soutien aux ordres mendiants, fondé des hôpitaux pour les pauvres, un couvent pour les prostituées repenties de Paris, protégé les aspirations des femmes qui voulaient pratiquer leur religion sans subir le joug des autorités ecclésiastiques . Sous sa protection, des petites communautés de béguines se sont établies un peu partout à travers le royaume, à Senlis, à Tours, Orléans, Royan, Caen, Verneuil...

Arguant que l'Eglise ne devait pas faire couler le sang__Ecclesia abhorret a sanguine__ le souverain avait tenté de contrer l'évêque qui étendait toujours plus ses droits de justice sur cité. p. 54

Le déséquilibre n'est pas le désordre, lui disait souvent son aïeule. Il est nécessaire à la vie. Il impulse le mouvement.

Le roi a voulu le grand béguinage pour accueillir de pieuses dames. Tant de femmes se retrouvent seules. Des épouses de chevaliers condamnées au veuvage par les croisades et les guerres privées, des jeunes filles nobles qui ne peuvent se marier ni entrer dans de dispendieux monastères faute de dot.Et de plus pauvres encore, qui travaillent comme cardeuses ou tisserandes dans les ateliers de laine alentour et sont soulagées de rentrer chaque soir dans ses hauts murs.

Depuis qu'elles ont commencé à paraître au cœur des grandes cités, toujours plus visibles dans leur solitude, ces sœurs béguines sont accompagnées d'une odeur de soufre. Moquées, soupçonnées d'hypocrisie, accusées de changer de statut à leur convenance.

C'est dans le champ du béguinage, ouvert à tous vents, que se trouve caché le trésor du royaume des cieux. Si bien dissimulé, ajoute-t-il, que les maîtres imbus de rationalité l'ignorent. Car pour le trouver, il faut de l'humilité.
Lorsqu'elle manie sa bêche, tenant d'une main ferme le manche de frêne et de l'autre la poignée, poussant du pied sur la palette pour entamer la croûte dure, qu'elle fait corps avec son outil, et à travers lui, ressent l'humeur de la terre, Ysabel sait que ce trésor, elle l'a trouvé.

Je crois surtout que les clercs n'acceptent pas qu'il y ait parmi les béguines des personnalités cultivées, lesquelles s'emparent des écritures et de la prédication. Après tout c'est là que réside leur pouvoir!
Marguerite n'a pas été suppliciée pour perversion. Ne l'oublie jamais. Elle est la première femme à avoir été brûlée pour un livre.

En comptable attentive des causalités et des contingences, Ysabel sait cela : quelle que soit la petitesse de chacune de nos vies, elles relèvent toutes d’un vaste ensemble, les mouvements et les troubles de l’âme dépendent de ceux du monde, la violence ne s’arrête pas à ceux qu’elle vise, elle rebondit comme un caillou sur l’eau dure et frappe, frappe encore, les peurs collectives s’amplifient des bassesses individuelles, les grandes ambitions se conjuguent aux plus médiocres.

Simplement, il faut à un enfant, comme à une plante, un tuteur auquel s'accrocher pour qu'il grandisse.

Avant, les gestes ont été accomplis, les mots dits. Devant ceux qui se trouvaient là, Jacques de Molay s'est dépouillé sans peur de ses vêtements et présenté nu sous sa chemise. Jamais ne tremblant, il a demandé qu'on lui laisse les mains libres pour qu'il puisse les joindre. Et que l'on tourne son visage vers la Vierge Marie, sise en Notre-Dame. La face illuminée par le soleil couchant, il a encore parlé. Un seul l'entend, ou tout au moins rapporte ce qu'il dit avoir entendu, Geoffroy de Paris, clerc à la chancellerie des rois de France, qui se tient tout proche. Avant de mourir, le grand maître aurait voué au malheur et à la souffrance tous les responsables de son supplice et de celui de son compagnon. Est-ce la vérité ou le clerc, impressionné par le moment, a-t-il laissé son imagination l'emporter ? Peu importe. La scène est suffisamment forte pour que nul ne l'oublie.